Armetzar (Samuel CHAPPUZEAU)

Sous-titre : les amis ennemis

Tragi-comédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Marais, en 1656.

 

Personnages

 

TAMERLAN, empereur des Tartares

ARMETZAR, fils de Tamerlan, sous le nom de Phocate

ORGANTE, confident d’Armetzar

ODMAR, chef des armées de l’Empereur

AXALLA, chef des armées de l’Empereur

ZINTON, roi de la Chine

VANLIE, fils de Zinton, sous le nom de Phocate

ARTABAN, prince de Cocinchine

MENNON, suivant de Vanlie

ZARIMENE, reine de la Chine

LADICE, sœur de Vanlie

ILIANE, suivante de Ladice

ULANIE, suivante de Zarimene

GARDES de Tamerlan et de Zinton

 

La Scène est au camp de Zinton, devant la Ville de Quinsay, ville maritime de la Chine.

 

 

À MONSIEUR SNŒCKAERT DE SCHAUNBURGH, etc.

 

Monsieur,

 

Il est très rare de voir l’amitié et la haine compatir ensemble, et deux personnes se déclarer la guerre au moment qu’ils se déclarent de l’affection. C’est une aventure si peu commune, que l’amour seul peut la rendre vraisemblable, et elle passera sans doute pour le plus merveilleux de ses prodiges, et la plus haute marque de son pouvoir. Aussi, Monsieur, n’aurais-je pas osé vous offrir que quelque chose de merveilleux, et je vous considère trop pour avoir pris la liberté de mettre votre nom à la tête de cet ouvrage, si les plus critiques mêmes n’en avaient trouvé l’intrigue hors du commun. D’ailleurs, Monsieur, vous êtes d’une condition et d’un âge à vous rendre compagnon de la fortune de mes deux Princes, et à faire comme eux des actions héroïques ; et soit pour le beau sexe, ou pour la Patrie, vous tâcherez encore de l’enchérir sur leur passion. Je prévois, Monsieur, que vous en aurez une très forte pour le service de cette Patrie, et qu’imitant vos ancêtres qui lui en ont rendu de si utiles, vous lui donnerez bientôt dedans et dehors toutes vos pensées et tous vos soins. Sans vous porter plus loin, il vous doit souvenir d’un Albert Jaochimi votre aïeul, qui s’acquitta avec tant de gloire de ses ambassades chez les Anglais, les Suédois et les Moscovites, et penser que vous êtes né aux mêmes honneurs et aux mêmes charges, puisque vous vous trouvez héritier de ses vertus comme de ses biens. Vous avez eu un des meilleurs pères, qui s’est vu longtemps chéri d’un des meilleurs Rois, et l’un des plus proches de sa personne ; et il se découvre enfin en vous même de quoi égaler le Père et l’Aïeul. C’est, Monsieur, cette puissante inclination que vous avez à les suivre, et à les passer même, tant que vous vous trouverez un beau chemin à la gloire. La France où vous avez déjà paru avec tant d’estime, s’attend de vous revoir un jour chez elle avec plus d’éclat ; l’Angleterre qui a joui de douze de vos années, ne s’en promet pas moins dans la suite ; La Hollande qui vous a vu naître, et qui sur toutes les Provinces du Monde sait faire le choix des personnes de vertu, aura bientôt lieu d’honorer la vôtre ; et si vous vous montrez à l’Allemagne, où tout un pays soupire après vous pour vous rendre les hommages qu’il vous doit, vous n’en sortirez point sans emporter avec vous les cœurs de ses peuples. Je le juge aisément, Monsieur, après l’honneur que j’ai eu plusieurs fois de vôtre entretien, où j’ai découvert toutes les marques d’une âme véritablement généreuse, et qui aspire à quelque chose de grand. J’ose pourtant avouer que j’aspire aussi haut que vous, puisque je porte tous mes souhaits à la gloire de vous appartenir, et de me dire avec beaucoup de respect,

 

MONSIEUR,

 

Votre très humble et très obéissant serviteur

 

CHAPPUZEAU.

 

 

ARGUMENT

 

Armetzar Prince des Tartares, et Vanlie Prince des Chinois, épris d’amour pour la sœur l’un de l’autre, les armées de Tamerlan et de Zinton prêtes à combattre, plutôt que de s’armer contre leurs maîtresses, aiment mieux se tourner contre leurs pères et contre eux-mêmes, et passent en effet, Armetzar dans le camp Chinois, et Vanlie dans le camp Tartare, chacun sous un faux nom et une qualité empruntée. Cependant Armetzar rend des services très signalés à Zinton, Tamerlan reçoit de même des assistances très considérables de Vanlie, sans que leurs Illustres actions puissent toucher leurs Maîtresses, dont la noble ambition méprise quiconque n’a pas le titre de Roi. Ladice portée par Zinton son père, à recevoir Phocate pour époux (c’est le nom que prend Armetzar chez les Chinois, de même que Vanlie chez les Tartares) et croyant que ce soit à sa sollicitation, l’aborde en colère, et lui défend pour jamais sa vue. Armetzar obéit, et conçoit dans son désespoir une haute entreprise qui lui réussit, et qui engage encore plus puissamment Zinton à l’aimer. Artaban poussé par Zarimene sa mère, seconde femme de Zinton, qui tâche de faire entrer son fils dans la famille Royale, devient rival d’Armetzar : mais Ladice ayant découvert la naissance de celui-ci, bien loin d’en tirer de nouveaux motifs de haine pour le fils de l’ennemi des Chinois, elle en conçoit une plus haute estime et beaucoup d’amour, que malgré la défense tacite de son père elle se sent obligé de lui témoigner, après le sévère commandement qu’elle lui avait fait de se bannir de sa vue. Mais s’il la recouvre, il n’en jouit pas longtemps, et les armées étant sur le point de s’approcher, il la quitte pour aller joindre Zinton, qui après un combat opiniâtre se trouve enveloppé d’un gros de Tartares, et emmené prisonnier. Armetzar voyant tout désespéré quitte le désordre pour venir au secours de Ladice, et tâcher de se sauver avec elle : mais il s’en trouve très mal reçu sur un faux rapport qu’on lui a fait (et avec beaucoup d’apparence) qu’Armetzar avait repris le parti de Tamerlan. Tandis qu’il fait ses efforts pour la tirer d’erreur, et qu’il en essuie quelques reproches, le Grand Cham arrive, accompagné de Vanlie et de tous ses Généraux ; ce qui les oblige tous deux à prendre la fuite. Mais ayant été bientôt saisis par quelques soldats, Armetzar est enfin mené captif avec Zinton devant Tamerlan. L’étonnement des deux pères fut étrange ; de Tamerlan voyant son fils parmi les Chinois, et de Zinton voyant le sien parmi les Tartares, lequel avait usé de tous artifices envers le Vainqueur pour éviter cet abord, et cet événement engendre des transports merveilleux de part et d’autre. Mais enfin la surprise et la colère cédant à l’amour et à la raison, Artaban tué au combat, et Zarimene morte ensuite de douleur, Armetzar et Vanlie obtiennent de leurs pères ce qu’ils souhaitent, et Tamerlan remet le Roi de la Chine dans ses États.

Si j’ai tiré le sujet de cette pièce, d’un roman qui court depuis quelques années sous le nom de Ladice, ou des Victoires du Grand Tamerlan ; soit qu’il t’ait plu, ou qu’il t’ait mal diverti, Je veux bien que tu saches que je ne puis appréhender de poursuite pour ce larcin, si je ne me rends partie contre moi-même.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

ARMETZAR, ORGANTE

 

ORGANTE.

Seigneur, il ne faut pas consulter davantage,

Évitez les périls où l’amour vous engage ;

Voyez la foudre prête à tomber dessus vous,

Et d’un père irrité redoutez le courroux.

Tamerlan à grands pas vers ce camp s’achemine,

Et comme un gros torrent vient inonder la Chine ;

Tout cède à sa valeur, et ce grand Conquérant

N’y peut donner de borne où l’Univers en prend.

Jusques chez le Germain il a porté la guerre,

Ses voisins alarmés au bruit de ce tonnerre,

Le Dace, le Russite, et le fier Polonais

Ont cherché leur asile au centre de leurs bois.

L’Égypte qui portait tant d’orgueilleuses têtes,

N’a pu fournir qu’un mois au cours de ses conquêtes ;

Et Bajazet soumis à ce bras redouté

S’est vu traîner partout avec indignité.

Enfin mieux qu’un César et mieux qu’un Alexandre,

Il fait voir aujourd’hui sans les laisser reprendre,

Sarmates, Ottomans, Mores humiliés,

Et l’Europe, et l’Asie, et l’Afrique à ses pieds.

Quittez donc un parti qui s’ouvre à sa victoire,

Fatal à vos désirs ainsi qu’à votre gloire,

Et que de ses exploits cent peuples convaincus

Vous dégagent ici du nombre des vaincus.

ARMETZAR.

Organte, as-tu tout dit ? et puis-je enfin répondre ?

Tu crois par ces raisons aisément me confondre ;

Non, tu n’as pas tout dit, et j’oppose à mon tour

À toutes ces raisons celle de mon amour.

J’aime, Organte, et tu veux par un outrage extrême,

Que je tourne mon bras contre l’objet que j’aime,

Ou m’obliger du moins à ne le pas armer

Contre un puissant vainqueur qui le vient opprimer.

C’est mon père, il est vrai, mais qui sans doute ignore

Le lien qui me retient, la beauté que j’adore,

Et que son œil divin porterait avec moi

À l’adorer de même et fléchir sous sa loi.

Que si l’ambition aveugle tant son âme

Qu’il ose mépriser le sujet de ma flamme,

Je sais qu’on doit aux Dieux beaucoup plus qu’aux mortels,

Et sais qu’ainsi qu’aux Dieux on lui doit des autels.

ORGANTE.

C’est se flatter, Seigneur, d’une vaine espérance,

Il a vu cent beautés avec indifférence,

Et dans ses hauts desseins son cœur ambitieux

Ne sait point révérer cette sorte de Dieux.

Il ne veut point d’obstacle au progrès de ses armes,

Et ce sexe pour lui n’a que de faibles charmes :

Ladice est adorable, un grand peuple la sert,

Mais Ladice est Chinoise, et c’est ce qui vous perd.

Son Père qu’au combat le désespoir entraîne

Nourrit pour votre Empire une éternelle haine,

Et le fils du Grand Cham sans un nom emprunté

De l’orgueilleux Zinton serait peu respecté.

À voir depuis deux mois l’air dont il vous caresse,

Les discours qu’il vous tient avec tant de tendresse,

Je veux croire avec vous qu’il sait aimer sans fard :

Mais il aime Phocate, et non pas Armetzar ;

Ce n’est que du premier qu’il vante le mérite,

L’autre n’a point de part à ce qu’il en médite,

Et si quelque démon le vient désabuser,

Votre amour envers lui saura mal s’excuser.

Je vois qu’à votre perte enfin tout se prépare,

Que tout est contre vous, le Chinois, le Tartare,

Et que Ladice même avec cette vertu

Dont son divin esprit vous paraît revêtu,

Vous sachant de naissance ennemi de son père,

Ou ne vous regardant qu’en sujet téméraire

Ne peut avoir pour vous que haine ou que mépris.

ARMETZAR.

Organte, cesse enfin, tu m’en as trop appris ;

Je vois trop les malheurs que ton zèle m’expose,

Je les vois, le les crains : mais j’en chéris la cause,

Et toute ma raison que j’appelle au secours

En faveur de ma flamme étale ses discours.

Elle me dit qu’avant que de quitter Ladice,

Il faut tout hasarder, il faut que tout périsse,

Et qu’un trésor si rare et si peu mérité

Sans d’Illustres efforts ne peut-être emporté.

Elle me dit qu’au point où la chose est venue

La Chine par mon bras doit être soutenue,

Que ma Princesse attend ce service de moi,

Et que je ne puis mieux lui signaler ma foi ;

Qu’après ce témoignage elle aura lieu de croire

Que j’aime son pays, que j’en chéris la gloire,

Et que de Tamerlan l’injuste ambition

À son fils amoureux est en aversion.

Quoi, n’est-ce pas assez qu’avec dix ans de guerre

Il ait mis dans les fers la moitié de la Terre ?

N’est-il pas satisfait d’avoir par mille exploits

Forcé tout l’Occident à recevoir ses lois,

Et qui lui donne enfin sur toutes les Provinces

Le droit d’en dépouiller leurs légitimes Princes ?

Le peux-tu croire, Organte, après ce qu’à tes yeux

Ce bras toujours vainqueur a fait en tant de lieux ;

Le croiras-tu, qu’autant que j’ay chéri les armes

J’y trouve désormais peu de gloire et de charmes,

J’y trouve tout injuste, et tout plein d’attentats,

Sinon qu’à sa défense amour marche aux combats ;

Lui seul les justifie autant qu’il les anime,

Qui s’arme en sa faveur, le peut faire sans crime,

La victoire est certaine à qui combat pour lui,

Et des plus grands guerriers c’est le plus grand appui.

Si par d’heureux succès d’une ardeur non commune

Tu m’as vu de mon père agrandir la fortune ;

S’il m’estima jadis quand tout couvert de sang

Pour animer les siens j’allais de rang en rang ;

Si je ne lui fus cher qu’en montrant du courage,

Je dois par mon amour lui plaire davantage,

Que ma Princesse ordonne, et je lui ferai voir

Ce qu’un cœur en aimant s’est acquis de pouvoir,

J’irai vaincre pour lui le reste de la Terre :

Mais s’il veut vaincre ici, je déteste la guerre.

ORGANTE.

Avant que de l’amour vous sentissiez les traits,

Vous parliez autrement, vous détestiez la paix,

Lors qu’avec Tamerlan vous gagniez des batailles,

Lorsque l’épée en main vous forciez des murailles,

Quand par votre valeur l’Ottoman fut soumis,

Tout vous paraissait juste, et vous était permis.

ARMETZAR.

Oui, devant que l’amour eut éclairé mon âme

J’avais des sentiments qu’inspire une autre flamme,

Cette ardeur de combattre échauffait mes esprits,

Dont un peu de fumée était le juste prix.

J’eusse acquis une gloire et solide et suprême,

Si j’avais eu toujours pour objet ce que j’aime :

Mais devant qu’à l’amour mon cœur se soit rendu,

Je n’ai rien fait, Organte, ou je crois tout perdu.

ORGANTE.

De vos fameux exploits c’est faire peu de conte,

Les Scythes, les Persans les ont vus à leur honte,

Et sans vous votre père en tous lieux redouté

Aurait moins entrepris et moins exécuté.

ARMETZAR.

Hé bien, si tu le veux j’aurai plus fait encore ;

Oui, j’ai porté la guerre au-delà du Bosphore,

J’ai suivi Tamerlan par tout où sa valeur

Inspirait à mon bras une égale chaleur.

Pour lui j’ai de l’Égypte abattu l’arrogance,

Pour lui j’ai de l’Europe ébranlé la puissance,

Pour lui dedans l’Asie on m’a vu triompher,

Et porter en cent lieux et la flamme et le fer ;

Pour lui j’ai remporté victoire sur victoire,

Que te dirai-je plus ? j’ai tout fait pour sa gloire,

Et ne devrait il pas par un juste retour

Accorder aujourd’hui la Chine à mon amour ?

Je veux pour assouvir son âme insatiable

Qu’il règne en tous ces lieux en Monarque indomptable,

Qu’il jouisse du fruit de mes travaux divers,

Mais qu’il me laisse au moins ce bout de l’Univers.

C’est peu lui demander après un long service.

ORGANTE.

C’est trop lui demander, s’il s’agit de Ladice.

Seigneur, où vos desseins peuvent ils aboutir ?

Regagnez votre armée, et songez à partir.

ARMETZAR.

Partir ! As-tu dessein de m’offenser, Organte ?

Crois tu que de tels maux mon âme s’épouvante ?

Puisqu’enfin Tamerlan me traverse aujourd’hui,

Je suis tout à Ladice, et ne suis plus à lui.

Non, n’espérons plus rien de la faveur d’un Père,

Espérons tout du Ciel qui nous sera prospère,

Je le prends pour arbitre ainsi que pour garant,

Et le laisse juger de nôtre différend.

De ce séjour de paix, de ce trône équitable,

Il ne me peut venir qu’un arrêt favorable.

Il ne peut approuver la haine de deux Rois,

Et ne saurait blâmer mon amour ni mon choix.

Ton amitié cruelle en vain me sollicite

Par d’injustes conseils dont ma flamme s’irrite,

Et sans plus m’accabler d’inutiles propos,

Pars, si tu veux, Organte, et me laisse en repos.

ORGANTE.

Ha Seigneur ! à mon tour je reçois un outrage,

Je ne vous quitte point au milieu de l’orage,

Doutez vous de mon zèle à mes justes avis,

Et dois-je être blâmé s’ils ne sont pas suivis ?

Puisqu’il faut demeurer, faites que la prudence

Ait de vos actions l’entière surveillance ;

Puisque Zinton vous aime et prise vos travaux,

Soyez toujours Phocate, et l’un de ses vassaux.

Souvenez vous, Seigneur, que cet autre Phocate

Dont le mérite encore en votre Cour éclate,

Sut si bien autrefois sous ce nom emprunté

Aux yeux de Tamerlan cacher sa qualité,

Que jamais on n’a su ce que j’en imagine.

ARMETZAR.

Quoi donc ?

ORGANTE.

Qu’il est grand Prince, et du sang de la Chine.

ARMETZAR.

Quoi, ce cher Indien ? D’où le peux-tu savoir ?

ORGANTE.

Je le tiens de mes yeux, Seigneur, et viens de voir

Celui qu’à Samarcande il avait à sa Suite.

Dans le trouble où mon âme alors était réduite,

Je l’ai suivi de loin vers la tente du Roi,

Où chacun l’embrassait et le tirait à foi,

Et d’une bouche à l’autre enfin j’ai pu comprendre

Qu’aujourd’hui dans ces lieux son maître se doit rendre.

ARMETZAR.

Hé bien ! c’est un ami que nous aurons ici,

Indien, ou Chinois je le veux croire ainsi ;

La parfaite amitié que nous aurons jurée

Par aucun accident ne peut être altérée.

Possible en nous cachant son pays et son nom

Qu’il craignait Tamerlan comme je crains Zinton.

Mais tes yeux si malins ont bien pu se méprendre,

Et la peur fait souvent tout voir, et tout entendre.

Quoi qu’il en soit, Organte, espère en mon destin.

ORGANTE.

Seigneur, le Roi qui vient vous en rendra certain.

 

 

Scène II

 

ZINTON, ARTABAN, ARMETZAR, ORGANTE, GARDES du Roi

 

ZINTON.

En vain à m’attaquer Tamerlan se prépare,

Je ne redoute point les efforts du Tartare ;

J’espérais tout déjà de mon bras et du tien,

Quand mon fils derechef vient y joindre le sien ;

Je l’attends aujourd’hui, Phocate, et je dois croire

Qu’avec lui tu veux bien courir à la victoire,

Qu’avec lui tu veux bien en partager l’honneur,

Comme avec lui déjà tu partages mon cœur.

Car enfin tu m’es cher à l’égal de Vanlie,

Et puisqu’à mon Service un beau zèle te lie,

Il doit t’aimer de même, et je veux aujourd’hui

À mon trône ébranlé donner ce double appui.

Devant tout à la fois répondre à deux querelles,

Voyant des ennemis se joindre à des rebelles

Attaqué d’une part, de l’autre repoussé,

Dans ces extrémités les Dieux m’ont exaucé.

Ce prince enfin arrive après un long voyage

Que j’avais bien voulu permettre à son jeune âge,

Et revient en ces lieux et plus grand et plus fort

Contre ces fiers remparts faire un dernier effort.

Quinsay de mes États la plus ingrate ville,

Toujours des factieux fut le honteux asile ;

Le perfide Sanga que j’en fis gouverneur,

Loin de m’en mieux servir s’enfla de cet honneur,

Si voisin du Tartare et de la mer Scythique

Il sut bientôt former un projet tyrannique,

Et son ambition se croyant tout permis

Et dedans et dehors me fit des ennemis.

Aux maux qu’il prévoyait préparant un remède,

Il court à Tamerlan, il implore son aide,

Et ce Prince orgueilleux qui vient mal à propos

Reculer ma vengeance et troubler mon repos,

Lui qui se nomme grand, et qui le veut paraître,

Doit trouver peu de gloire à soutenir un traître.

Mais pour lui tout est juste et tout est glorieux

Quand il peut assouvir son cœur ambitieux ;

Lorsque de ce rebelle il embrasse la cause,

Déjà de mes États en son âme il dispose,

Il veut les ajouter à ceux qu’il a volés,

Et voir tous les Chinois à sa rage immolés.

Voilà les grands projets dont Tamerlan se flatte :

Mais j’ai pour les détruire assez d’un seul Phocate.

Oui, je veux aujourd’hui me venger par ton bras...

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, UN GARDE

 

LE GARDE.

Sire, le Prince arrive.

ZINTON.

Enfin tu le verras.

ARMETZAR.

Oui, de ce fils illustre et rempli de vaillance

Sire, j’attends la vue avec impatience,

Il ne vous manquait plus que ce fidèle appui,

Et je borne ma gloire à combattre sous lui.

Le Ciel visiblement à ce coup vous assiste,

Et ce fils paraissant, en vain Quinsay résiste.

Mais, Organte, qui vois-je, et quel est mon destin ?

Vanlie commence à paraître, précédé de Mennon et autre suite. Le Roi s’entretient bas un moment avec Artaban, pour donner lieu à la surprise d’Armetzar et de Vanlie.

ORGANTE.

C’est le même, Seigneur, que j’ai vu ce matin,

Et son maître sans doute est le Prince Vanlie.

ARMETZAR.

Dieux ! mon esprit s’égare, et ma raison s’oublie.

Quoi, ce cher inconnu serait fils de Zinton !

ORGANTE.

Sa surprise, Seigneur, à la vôtre répond :

Mais il faut l’imiter, et cacher ce grand trouble.

 

 

Scène IV

 

ZINTON, ARTABAN, VANLIE, MENNON, ARMETZAR, ORGANTE, GARDES du Roi

 

ZINTON, embrassant son fils.

Je te revois, mon fils, et mon plaisir redouble

Lorsque je te revois pour offrir à ton bras

Un illustre exercice, et pour toi plein d’appas.

Si tes yeux en trouvaient à courir mes provinces,

Si tu sors d’une école utile à tous les Princes,

Qui peuvent mieux d’un peuple apaiser les clameurs

Connaissant de chacun le langage et les mœurs :

Viens voir si les combats te plairont davantage,

Viens me venger ici d’un trop sensible outrage,

Viens soutenir ma gloire, et dans ce noble emploi

Te montrer digne fils d’un père tel que moi.

Mais ce discours t’étonne, et semble te confondre,

Tu parais interdit, et n’oses me répondre.

VANLIE.

Destiné dans ce jour à de si grands exploits,

Sire, un excès de joie a retenu ma voix.

Ravi de voir un père estimer mon courage,

Je le sens qui s’élève au-dessus de mon âge,

Et qui s’ose promettre en s’employant pour vous,

D’obliger le Tartare à fuir mes premiers coups.

Oui, Sire, et j’ose encor promettre davantage,

Dans ce retour heureux, des fruits de mon voyage.

Sur le bruit que Sanga contre vous révolté,

Pour comble de son crime et de sa lâcheté

Ouvrait à l’ennemi cette puissante ville,

J’ai crû qu’un prompt secours pourrait vous être utile,

Il marche sur mes pas, et j’amène avec moi

Trente mille Chinois pleins de zèle et de foi.

ZINTON, lui montrant Armetzar.

Approche derechef, mon fils, que je t’embrasse,

Et daigne après souffrir ce guerrier en ma place ;

Tu dois à mon exemple honorer sa vertu

Qui relève aujourd’hui mon État abattu ;

Ses soins en ton absence ont assuré ma tête,

Contre le coup fatal d’une noire tempête,

Et j’allais succomber sous le dernier malheur,

S’il n’avait à ses traits opposé sa valeur.

Il s’est jeté pour moi dans des périls extrêmes ;

Enfin, tu dois, mon fils, le chérir si tu m’aimes.

Vanlie entend ceci des complices de Sanga, et Armetzar le prenant pour soi, entre dans un grand trouble.

VANLIE.

Étant aimé de vous, Sire, je l’aime aussi :

Mais j’entre en même-temps dans un juste souci.

Sanga par tous moyens tâche de vous détruire,

Et de pires que lui s’osent ici produire ;

Leur audace s’accroît plus vous les élevés,

Et vous connaissez mal ceux dont vous vous servez.

ARMETZAR, bas.

Ha Dieux ! je suis perdu, ce discours me regarde.

VANLIE.

Sire, la défiance est une sûre garde,

Et les Rois dont le trône est envié de tous,

Autant que de sujets ont souvent des jaloux.

Non, que ce grand éclat des têtes couronnées

N’imprime du respect à des âmes bien nées,

Et qu’un peuple qui sert avec fidélité

Ne porte tous ses vœux à leur félicité.

Mais quand lassés d’un joug que les Dieux leur imposent

Des sujets à leur Prince indolemment s’opposent,

Il doit les prévenir, et dans ce mal commun

Se défier de tous, ou n’en craindre pas un.

Sire, ne souffrez pas que chacun vous approche,

La haine sait cacher les traits qu’elle décoche,

Ce n’est pas de ces murs qu’ils vous sont tous lancés,

Et tous vos ennemis n’y sont pas ramasses.

Enfin c’est votre fils qui craint pour votre vie,

Qu’il voit de toutes parts ardemment poursuivie,

Et qui ne s’est hâté de se rendre vers vous,

Que pour en détourner de si funestes coups.

ZINTON.

J’approuve tes conseils, et je veux bien les suivre.

Des maux qui m’attaquaient ton retour me délivre,

Et voyant ta prudence égale à ta valeur,

En vain mes ennemis se flattent de la leur.

Oui, Sanga doit périr avec tous ses complices,

Je médite pour eux les plus affreux supplices,

Et veux que cette ville avant la fin du jour

Par sa punition apprenne ton retour.

Mais souffre que Phocate ait part à cette gloire.

VANLIE.

Je lui cède déjà l’honneur de la victoire,

Et j’attends de son bras beaucoup plus que du mien.

ZINTON.

Et moi j’espère tout d’un si ferme lien.

Je veux dés ce matin que le conseil s’assemble ;

Il faut que j’y donne ordre, et je vous laisse ensemble.

Vous, Prince, suivez moi.

ARMETZAR, bas, tandis que le Roi s’en va.

Rassure toi, mon cœur,

Et de tes faux soupçons condamne la rigueur.

 

 

Scène V

 

VANLIE, ARMETZAR, MENNON, ORGANTE

 

Après s’être tenus un peu de temps embrassés : les deux confidents en faisant de même de leur côté.

VANLIE.

C’est trop, il faut enfin pour étaler ma joie,

De même que mes bras, que mon cœur se déploie.

Prince, qui l’aurait cru, que je pusse en ces lieux

Posséder un ami qui m’est si précieux !

Car de quelque côté que ce bonheur me vienne

Je n’examine point quel sujet vous amène,

Et je sais qu’Armetzar est né d’un trop bon sang

Pour former des projets indignes de son rang.

Si le grand Tamerlan est sur notre frontière,

Je connais de son fils la vertu tout entière,

Et ne puis soupçonner d’aucune trahison

Celui qui s’est rendu l’appui de ma maison.

Si j’ai de même osé passer dans votre Empire,

Si pour ce beau séjour mon cœur encor soupire,

Le seul désir de voir bornait tout mon dessein.

Mais comment pus-je alors m’arracher de son sein !

Prince, j’y vis d’abord ma liberté ravie,

Ma curiosité de cent maux fut suivie ;

J’y brûlai d’un beau feu, sans oser l’adoucir

Par la moindre parole ou le moindre soupir.

Oui, j’aimai sans me plaindre, et dans cette souffrance

Je n’osai me flatter de la moindre espérance.

Pour le divin objet qui causait mon trépas,

Vanlie était suspect, Phocate était trop bas,

Je devais attirer son mépris ou sa haine,

Et mon âme partout se trouvait à la gêne.

Enfin je le quittai : mais des yeux seulement,

Je ne pouvais plus vivre et cacher mon tourment,

Et comme un prompt éclair qui vient percer la nue,

Ma flamme allait bientôt forcer ma retenue.

Voyant qu’à ses transports mon cœur s’était rendu,

Il fallut éviter ce qui m’aurait perdu ;

Le temps me rappelant, le Ciel m’étant contraire,

L’un et l’autre rendaient mon départ nécessaire :

Mais, Prince, en vous disant un si cruel adieu,

Mon cœur ne sortit point de cet aimable lieu ;

Si j’ai depuis erré de Province en Province,

On n’a vu que le corps d’un misérable Prince,

Faiblement animé d’un reste de chaleur

Pour être seulement sensible à la douleur.

Enfin je vous revois, cher Prince, et j’ose croire

Que deux ans n’auront pu m’ôter votre mémoire,

Et que j’ai part encore à votre affection

Qui fait toute ma gloire et mon ambition.

ARMETZAR.

Avec trop de justice elle vous est acquise,

Mais c’était en user avec peu de franchise

De me cacher les maux où vous étiez plongé,

Dont peut être mes soins vous auraient soulagé.

Quelle est cette beauté, Prince, qui vous dédaigne ?

Votre flamme à présent n’a rien qui la contraigne,

Et elle peut devant moi sortir en liberté.

Et donner à vos feux une entière clarté.

VANLIE.

Dois-je m’imaginer que votre âme l’ignore,

Et faut-il que j’irrite un feu qui me dévore ?

Il n’a que trop d’ardeur, et c’est mieux l’allumer,

Que me vouloir encor contraindre à la nommer.

Oui, l’objet qui m’enflamme est un trésor céleste

Qui de mille vertus le brillant manifeste ;

C’est un digne chef-d’œuvre, où l’on peut assez voir

Que les Dieux ont alors épuisé leur savoir ;

C’est l’œil de votre Empire et l’honneur de l’Asie :

N’est-ce pas dire assez que j’adore Hermasie ?

ARMETZAR.

Ma sœur eut dû répondre à des vœux si zélés,

Si vos feux trop discrets ne les eussent celés.

Je vous aurais alors rendu de bons offices,

Et votre seul silence a fait tous vos supplices.

Mais pour n’avoir daigné me donner ce souci,

Vous dispenserez vous de me servir ici ?

VANLIE.

Le craignez vous, cher Prince, et n’ai-je pas d’un Père

Le doux commandement de vous tenir pour frère ?

Il est vrai qu’Armetzar n’en saurait être aimé,

Que de Phocate seul son esprit est charmé ;

C’est lui qu’il veut que j’aime, et j’aurais l’âme ingrate,

Si je n’aimais autant Armetzar que Phocate.

Oui, Prince, assurez vous de recevoir de moi

Tout ce que peut produire une immuable foi.

ARMETZAR tire une boîte de portrait, sans que Vanlie se montre curieux de la voir.

J’oserai tout vous dire après cette assurance,

Et déjà votre aveu m’en donne la licence.

J’aime donc comme vous un objet glorieux

Que ce riche portrait découvrit à mes yeux

Dans nos derniers combats où je marchais en tête,

Je fis sur un Chinois cette heureuse conquête.

C’était le brave Alcas qui commandait alors,

Et le faisait servir de rempart à son corps.

Sa chute de la boîte ayant fait ouverture,

D’abord son sang jaillit dessus cette peinture,

Et pour mieux l’accuser de son injuste mort,

Sa bouche en expirant fit un dernier effort.

Je meurs, dit-il, cruelle, et je meurs pour vous plaire,

C’est là de mon amour le funeste salaire ;

Si je vous ai donné sujet de me haïr :

Du moins saurez vous dire, il a su m’obéir.

Il finit, et bien loin que cet amant fidèle

Me détourne en mourant d’aimer une cruelle,

Je trouvai tous ses traits si charmants et si doux,

Que je voulus aussi m’exposer à leurs coups.

Ayant su que pour voir cette beauté divine

Il fallait me résoudre à passer dans la Chine,

Je quittai mon armée, et sans délibérer

Je courus où mes vœux me faisaient aspirer.

J’ai donc vu dans ces lieux l’adorable Princesse

Que ce Portrait imite avec trop de faiblesse,

Et qui se plaint aux Dieux, dignes seuls d’y toucher

Que la main d’un mortel ait osé l’ébaucher.

Je l’ai vue, et n’osant lui découvrir ma flamme,

Mon cœur même avec crainte en secret la réclame,

Et pour mieux derechef en ôter tout soupçon,

Je cache mon pays, ma naissance et mon nom.

Voilà comme l’amour qui fait tant de merveilles

Rend ainsi que nos noms nos fortunes pareilles ;

Dans ce déguisement favorable à mes vœux

J’ai suivi tous les pas d’un ami vertueux ;

Désormais à Zinton j’ai voué mon service,

N’est-ce pas dire assez que j’adore Ladice ?

VANLIE.

Ma sœur à plus d’honneur ne pourrait aspirer,

Et si ceux que pour elle on a vu soupirer

Toujours de ses regards se sont trouvés indignes,

Si malgré leur constance et leurs travaux insignes

Des mille adorateurs aucun n’en fut souffert,

C’est qu’Armetzar encor ne s’était pas offert.

ARMETZAR.

Prince, cet Armetzar que votre amitié flatte

N’a guère plus d’espoir que l’indigne Phocate,

Et si de sa naissance il tire quelque appui,

Cette même naissance augmente son ennui.

Tamerlan est mon père, et l’ennemi du vôtre,

Et je vois tout à craindre et pour l’un et pour l’autre.

VANLIE.

Dans ces extrémités qui troublent nos amours,

Allons de la prudence, appeler le secours.

Pères, que votre haine à vos enfants cruelle

Va produire en ce jour une étrange querelle,

Et que l’ambition commune à votre rang

Nous va faire verser et de pleurs et de sang !

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

LADICE, ILIANE

 

ILIANE.

Quoi, paraître si triste en un jour plein de joie !

C’est peu goûter les biens que le Ciel vous envoie.

Un père si chéri, le plus juste des Rois

Que Phocate a sauvé pour la seconde fois,

Qui comme un bon démon qui veille pour sa vie

Vient de la garantir du coup qui l’eût ravie,

Et s’est mis au devant des parricides mains

Qui voulaient nous ôter le plus grand des humains :

Un frère qui retourne, et de qui la présence

D’un peuple mutiné va brider l’insolence,

Pour lequel chaque jour vous faisiez des souhaits ;

Tout cela ne rend point vos esprits satisfaits !

LADICE.

Tu ne me parles point des fureurs d’une guerre

Qui vient insolemment menacer notre terre,

Tu ne me parles point de l’éternel effroi

Où ce coup évité me jette pour le Roi.

Car cette trahison que d’autres peuvent suivre

À de justes terreurs incessamment me livre,

Et me répondras tu que nous ayons toujours

Qui d’une égale ardeur prenne soin de ses jours ?

Mais mon cœur souffre encore une plus rude gêne,

J’ai bien d’autres soucis dont le courant m’entraîne,

Le reste de mes maux ne t’est pas évident.

ILIANE.

Serais-je criminelle en vous les demandant ?

LADICE.

Iliane, à la fin puisqu’il te faut tout dire,

Phocate a des vertus qui font que je l’admire ;

Je l’estime, et voudrais pouvoir moins l’estimer,

Je crains qu’en l’estimant je ne vienne à l’aimer,

Que mon âme ébranlée à ce point se ravale,

Que j’écoute une amour à ma gloire fatale,

Et pour mieux m’abuser dans cet indigne choix

Que je rappelle alors tout ce que je lui dois !

À nous persuader l’amour a tant d’adresse,

Qu’il semble nous guérir dès que son trait nous blesse,

Et tout ce qu’il propose à nos sens égarés

Nous déguise les maux qu’il nous a préparés.

Non, non, ne soufrons pas qu’une aveugle puissance

Prenne sur ma raison cette injuste licence,

Prévenons de bonne heure un si lâche désir,

Si nous voulons aimer, pensons à mieux choisir ;

La gloire de mon sang qui hautement éclate

Seule peut me donner du mépris pour Phocate,

Et de ce qu’il a fait séparant ce qu’il est

Ne regardons en lui que ce qui nous déplaît.

Moi ! Chérir un sujet ! Je m’abusais sans doute ;

L’amour en sa faveur n’a rien que je redoute,

Et du rang où je suis je ne puis découvrir

Que le fils du grand Cham digne de me servir.

Je veux te l’avouer, mon frère à sa venue

De ce Prince en secret m’a fort entretenue,

Il me l’a tout dépeint, et suivant son rapport

Il ressemble à Phocate et de taille et de port.

Il m’a plus dit encore, il ajoute qu’il m’aime,

Que ma vue a rendu sa passion extrême.

ILIANE.

Madame, où pourrait il avoir eu cet honneur ?

LADICE.

Mon portrait en ses mains arriva par bonheur ;

Sur un peu de beauté que le pinceau me donne

Son cœur croyant ses feux à l’amour s’abandonne,

Et mon frère passant inconnu dans sa cour,

Fut témoin, m’a-t-il dit, de ce naissant amour.

Enfin, chère Iliane, il veut qu’il dure encore,

Que l’Illustre Armetzar plus que jamais m’adore,

Qu’il me voit, qu’il me parle et me suit en tous lieux,

Et qu’à ma seule image il daigne ouvrir les yeux ;

Qu’il déteste en son cœur les desseins de son père,

Qu’il abhorre sa haine, et qu’il s’en désespère,

Et que pour m’acquérir il voudrait que la paix

Par de fermes liens nous unit pour jamais.

Hélas ! puis-je espérer ces douces destinées !

Pourrai-je voir par là nos guerres terminées,

Et respirer enfin deux peuples ennemis

Après les feux cruels que leur rage a vomis !

ILIANE.

Mais sur ce faible espoir l’aimeriez vous, Madame ?

Aurait il pu déjà trouver place en votre âme,

Et qui de vos États se rend l’Usurpateur

Serait il estimé plus qu’un Libérateur ?

LADICE.

C’est par là que je vois que mon frère s’abuse,

Et sa crédulité de la mienne est l’excuse.

Quoi que cette alliance eut pour moi de l’éclat,

Je portais mes désirs au seul bien de l’État.

Si j’avais de l’amour, c’était pour la Patrie,

Des maux qu’elle a soufferts mon âme est attendrie,

Et lorsque j’ai prêté l’oreille à ce discours,

Mon cœur en l’approuvant lui cherchait du secours.

ILIANE.

De si beaux sentiments sont dignes de vôtre âme ;

Pour un plus digne amant on veut qu’elle s’enflamme.

Comme sa passion n’a jamais fait de bruit,

Ses seules actions en poursuivent le fruit,

Et le profond respect que pour vous il conserve,

Fait que depuis un mois de plus près je l’observe.

Loin de vous il soupire, et de vrai je le plains.

LADICE.

Ce n’est point Artaban, comme tu le dépeins,

Ce fils de Zarimene à ma perte obstinée,

Qu’en un second hymen mon Père a couronnée,

Cet objet importun qui toujours s’offre à moi.

ILIANE.

Non, Madame.

LADICE.

Qui donc ?

ILIANE.

Phocate, à qui le Roi...

LADICE.

Garde toi de poursuivre, et cache dans ton âme

Un aveu qui le perd et te couvre de blâme.

Es-tu sa confidente à me parler ainsi ?

De son indigne amour as tu pris le souci ?

Apprends mieux, Iliane, à connaître Ladice,

Un seul de mes regards suffit pour son supplice,

Et cet audacieux, quoi qu’il ait fait pour nous

En s’élevant trop haut doit craindre mon courroux.

Mais hélas ! ce courroux s’aigrit contre moi-même :

Dieux, que ne puis-je voir, si vous voulez que j’aime,

Armetzar de Phocate emprunter la vertu,

Ou de l’éclat de l’un voir l’autre revêtu !

Non, non, c’est trop en vain que mon esprit se flatte,

Et je ne puis aimer Armetzar ni Phocate,

L’un mérite ma haine, et l’autre mon mépris,

Et de plus dignes feux mon cœur doit être épris.

Mais changeons de discours, j’aperçois Zarimene,

Cette injuste marâtre et trop superbe Reine.

 

 

Scène II

 

ZARIMENE, LADICE, ILIANE, ULANIE

 

ZARIMENE.

Je viens mêler ma joie à vos ravissements,

Et nous devons au Ciel mille remerciements ;

Il me rend un mari lorsqu’il vous rend un père,

Sa bonté nous conserve une tête si chère,

Et de la trahison qui conspirait sa mort

Le fidèle Artaban a su rompre l’effort.

LADICE.

D’un service si rare et digne de mémoire

J’apprends qu’un seul Phocate a remporté la gloire,

Et je n’ai point ouï nommer d’autres que lui.

ZARIMENE.

Si vous le soutenez, ce n’est pas d’aujourd’hui.

LADICE.

Je soutiens sa vertu, qui veut que je l’honore.

ZARIMENE.

Mon fils n’en a pas moins, si votre cœur l’ignore.

LADICE.

C’est qu’il a le malheur de ne la pas montrer.

ZARIMENE.

C’est plutôt qu’en vôtre âme elle ne peut entrer.

LADICE.

C’est assez d’obséder l’esprit du Roi mon père.

ZARIMENE.

C’est trop en avancer sans craindre ma colère.

LADICE.

Je la méprise fort, et je suis dans un rang

Où je redoute peu celles de votre sang.

ZARIMENE.

C’est traiter une Reine avec trop d’insolence.

LADICE.

C’est user envers moi de trop de violence.

Je suis fille de Roi, vous fille d’un sujet,

Et ce discernement détruit votre projet.

Si par un coup du sort, et de bonheur extrême

On vous voit partager l’éclat du Diadème,

Moi qui dans ma maison puis conter deux cents Rois,

À chérir Artaban je me ravalerais !

Car, Madame, à la fin je sais votre pensée,

Vous souffrez qu’il nourrisse une ardeur insensée,

Et poursuive un dessein trop haut, trop dangereux,

Qui le rend criminel sans qu’il le rende heureux.

Je sais bien le respect que je dois à la Reine :

Mais je connais aussi le fils de Zarimene,

Et si j’avais pour lui de si lâches bontés,

Il me faudrait descendre alors que vous montez.

ZARIMENE.

Fille, qu’un fier orgueil trop puissamment domine,

Ignorez vous l’éclat qui suit la Cochinchine,

Cette grande Province où je donnais mes lois

Avant que de Zinton j’eusse accepté le choix.

Je ne découvre point malgré votre arrogance

Tant d’inégalité dedans cette alliance ;

Et si vous vous vantez d’une suite d’aïeux

Qui depuis deux mille ans ont régné dans ces lieux,

Les miens plus d’une fois ont partagé leur gloire,

Et jusques dans ces murs étendu leur victoire.

Artaban descendu de ces grands conquérants

N’est pas tant éloigné du rang de vos parents,

Et lorsque de Zinton il recherche la fille,

Il ne peut apporter de honte à sa famille.

LADICE.

Avec tout cet éclat il relève de nous,

Et je vois ses pareils pendants à nos genoux.

Si quelques faibles traits d’une beauté commune

Ont pu vous acquérir cette haute fortune,

Elle ne s’étend point jusques à votre fils

Qui doit borner sa gloire à nous être soumis.

ZARIMENE, bas.

C’est par trop endurer d’un insolent caprice,

Le Roi vient à propos pour m’en faire justice :

Mais il faut à présent lui cacher mon dépit,

Et pour mieux me venger, feindre qu’il s’assoupit.

 

 

Scène III

 

ZINTON, VANLIE, ARMETZAR, ARTABAN, ORGANTE, MENNON, ZARIMENE, LADICE, ILIANE, ULANIE, GARDES

 

ZINTON.

Madame, et vous, ma fille, après le noir orage

Que vient de dissiper ce généreux courage,

Phocate, à qui je dois derechef la clarté,

Rendez à sa vertu ce qu’elle a mérité.

Par lui je vis encore, et j’évite la honte

Qui suivait une mort trop indigne et trop prompte.

Sanga la veut enfin, le traître qui me hait

Croit que m’ayant perdu son bonheur est parfait,

Et déjà par deux fois il attente à ma vie,

Qu’autant de fois Phocate arrache à son envie.

Oui, si le Ciel permet qu’en ses lâches desseins

Ce perfide à son gré trouve des assassins ;

Le même Ciel permet avec plus de justice

Qu’une main me retienne au bord du précipice,

Et que dans des périls qui menacent beaucoup

Un œil toujours veillant m’avertisse du coup.

Phocate, il est donc temps que ma reconnaissance

Honore ici ton zèle et ta rare vaillance ;

Qu’après m’avoir vengé d’un téméraire effort,

Je te venge à mon tour de l’injure du sort,

Et que n’étant pas né maître d’une Province,

Je t’élève au dessus du plus superbe Prince.

Oui, n’attends point de moi que de dignes présents,

À peine mes États seraient ils suffisants,

Et pour te bien payer d’un service si rare,

Il faut y joindre encor tout l’Empire Tartare.

Si Tamerlan m’attaque, allons le devancer,

Tu dois m’aider toi-même à te récompenser ;

Et s’il faut trop attendre après un tel salaire,

Phocate, cependant j’ai des biens à te faire.

ARMETZAR.

Sire, pour tant de gloire et de félicités

Il faudrait que Phocate eut d’autres qualités,

Qu’il eut plus fait pour vous, et par d’autres services

Mérité des bontés à ses vœux trop propices.

Si votre Majesté dans cette occasion

A reconnu mon zèle et mon affection,

J’ose lui demander pour toute récompense

Qu’elle exige encor plus de mon obéissance,

Et me donne moyen de pouvoir assouvir

La forte passion que j’ai de la servir.

ZARIMENE, d’un ton qui témoigne qu’elle le prend d’un autre biais.

Oui, cette passion nous est assez connue,

Vous la cachez en vain sous trop de retenue,

Et j’en ai toujours fait un digne jugement.

ARTABAN, du même ton.

Recevez d’Artaban le même compliment.

VANLIE.

Et moi, brave Phocate, avec plus de franchise

De cette passion j’admire l’entreprise ;

Je vois qu’elle vous porte à des périls si grands,

Que tous autres objets vous sont indifférents,

Que tout entièrement vers mon père elle penche,

Que son salut vous touche, et croyez en revanche

Si je vous prise moins que vous ne méritez,

Que je vous aime autant que vous le souhaitez.

LADICE.

Ayant la même part dans le Salut d’un père

Qu’en peuvent ici prendre et la Reine et mon frère ;

Si je suis la dernière à vous remercier,

Mon cœur louant vos soins ne peut les oublier.

ARMETZAR.

Confus de tant d’honneur, à peine mes oreilles

Osent donner créance à des faveurs pareilles,

Et je ne puis répondre aux biens qu’elles me font

Que par mon seul silence et mon respect profond.

ZINTON.

C’est trop de modestie, et toute ma famille

Vois avec quel éclat chez nous ta vertu brille ;

Elle veut l’honorer, et tu dois le souffrir,

Et ton Roi qui te parle a bien plus à t’offrir.

S’il te semble donc trop d’accepter ma couronne,

Accepte pour jamais le soin de ma personne,

Ne l’abandonne point, et proche d’un combat

Où je dois craindre encor la main d’un scélérat,

Que pour mieux satisfaire à sa cruelle envie

Tamerlan peut induire à m’arracher la vie,

Sois prêt à repousser cet acte injurieux.

Le Roi comme entrant en souci de cette pensée, passe la main sur son front, pour donner le temps à Armetzar de dire bas ces deux vers.

ARMETZAR.

Ô d’un timide Roi soupçon trop odieux !

Amour veux-tu forcer la nature à se taire !

ZINTON.

Dans ce nouveau péril sois mon Dieu tutélaire.

ARMETZAR.

Vous n’avez pas besoin pour vaincre ce malheur

D’autres soins, d’autres Dieux, que de votre valeur,

Sire, et tout ennemi qu’il est de votre gloire,

Tamerlan noblement recherche la victoire ;

Ce serait la souiller par un acte si noir,

Et l’âme d’un grand Roi ne le peut concevoir.

Lorsque de ses pareils il médite la perte,

Il attaque avec bruit, il marche à force ouverte,

Et donnerait exemple en usant autrement

De lui faire bientôt le même traitement.

Non, non, Sire, et croyez que Tamerlan est juste,

Que tout y paraît grand, que tout en est auguste,

Et qu’étant sur le point de vous donner combat,

Il veut vaincre sans doute et vaincre avec éclat.

Que si cette raison ne peut vous satisfaire,

Par ce que vous feriez jugez ce qu’il peut faire,

Et ne pouvant avoir de lâches mouvements,

Gardez pour vos égaux les mêmes sentiments.

ZINTON.

Ton discours généreux a rassuré mon âme ;

De ce honteux soupçon moi même je me blâme,

Je n’appréhende plus un sort si rigoureux,

Et je crois comme Toi Tamerlan généreux,

Mais enfin il m’attaque, et je dois me défendre,

Et ces murs orgueilleux attendent à se rendre

Que la fin du combat puisse les éclaircir

Auquel des deux partis ils doivent obéir.

Mais je veux un moment sur chose d’importance

Entretenir la Reine et loin de ta présence :

Artaban, comme lui retirez vous d’ici ;

Vous, mon fils, demeurez ; et vous, ma fille, aussi.

Les Gardes se retirent avec Artaban et Armetzar.

 

 

Scène IV

 

ZINTON, VANLIE, ZARIMENE, LADICE, ILIANE, ULANIE

 

ZINTON.

La chose est d’importance, et je veux qu’on l’avoue.

Madame, la vertu mérite qu’on la loue :

Mais si jamais son prix n’était plus fructueux,

On verrait sous le Ciel bien moins de vertueux.

Un service payé par de belles paroles

Repaît qui l’a rendu d’espérances frivoles ;

Et l’oblige souvent, n’en voyant point l’effet,

S’il faut qu’il serve encor, de servir à regret.

Non, non, ne croyons pas que ceux qui nous adorent

Soient exempts près de nous d’ennuis qui les dévorent,

Et que lorsque leurs soins sont mal récompensés,

Ils ne plaignent leur temps et leurs travaux passés.

Quand ou par négligence, ou par ingratitude

Ils reçoivent de nous un traitement si rude,

Si leur front n’ose pas étaler leur douleur,

Leur cœur bientôt pour nous perd toute sa chaleur.

Pour le vaillant Phocate ayons plus de justice ;

C’est peu de le louer après un tel service,

Il lui faut un plus digne et plus sûr paiement,

Et je vais lui donner un doux engagement.

Oui, je veux qu’en ce jour il entre en ma famille,

Et que mon défenseur soit l’Époux de ma fille.

ZARIMENE.

Quoi, Sire, le plus juste et le plus grand des Rois

Voudrait-il s’abaisser à cet indigne choix ?

Et pour une vertu que mal on examine

Mêler un sang impur au beau sang de la Chine ?

Ce que Phocate a fait pour votre Majesté

Doit déjà lui donner assez de vanité ;

Un sujet ne peut trop acheter cette gloire,

Et si de son service il veut qu’on ait mémoire

De quelque haut espoir qu’il se puisse flatter,

Un Roi le paye assez en daignant l’accepter.

Mais enfin sa valeur n’a rien que d’ordinaire,

Et qu’est ce qu’il a fait qu’un autre n’ait pu faire.

Ne précipitez rien, Sire, et craignez plutôt

De vous donner un maître en l’élevant si haut.

ZINTON.

Vous, ma fille, parlez.

LADICE.

Si je le puis sans crainte,

Je dirai que ce choix est plutôt une feinte,

Et que vous voulez, Sire, en cette occasion

Éprouver mon respect et ma soumission.

Mais s’il m’y faut aussi donner quelque créance,

Je dirai que ce choix me ferait violence,

Et que trop de bontés vous ont fait oublier

Que Ladice à ce point ne peut s’humilier,

Qu’il me faut souvenir que Zinton est père,

Et pour son intérêt, que je dois lui déplaire.

Phocate a des vertus, et nous les estimons,

Et comme un bon sujet, Sire, aussi nous l’aimons :

Mais s’il prétendait plus, cet amour, cette estime

Se tourneraient en haine et puniraient son crime,

Et comme un vil mortel qui s’accompare aux Dieux

Il courrait à sa chute en échelant les Cieux.

Ainsi mes sentiments suivent ceux de la Reine,

Et blâment d’un sujet l’espérance trop vaine.

ZARIMENE.

Prince, c’est votre tour.

VANLIE.

Et moi, Madame, et moi

Contre vous et ma sœur je suis avec le Roi.

LADICE.

Mon frère !

VANLIE.

Oui, ma sœur.

ZARIMENE.

Quoi, Prince ?

VANLIE.

Oui, Madame ;

Le Roi fait un choix juste, éloigné de tout blâme,

Et son repos demande en un si beau dessein

Que vous le secondiez par un conseil plus sain.

Plus que vous ne pensez il y va de sa gloire,

Et le gain de Phocate égale une victoire ;

Dès que ce haut espoir lui deviendra permis,

Il va vaincre le Cham, ou va nous rendre amis.

ZARIMENE.

Prince, à ce que je vois, la partie est trop forte.

LADICE.

Je ne puis concevoir où votre esprit s’emporte,

Vous oubliez...

VANLIE.

Ma sœur, il me souvient de tout,

Vous devez obéir quand le Roi s’y résout,

Et peut être qu’un jour par un avis contraire

Vous pourrez approuver ceux que vous donne un frère.

ZINTON.

Cessez, il me suffit que je les trouve bons,

Je laisse vos conseils, et goûte ses raisons ;

Et quoi qu’ouvertement votre cœur les combatte,

Je veux qu’il les respecte, et ne vois dans Phocate

Rien qu’on ne doive aimer, rien qu’on puisse haïr :

Ma fille, après cela, pensez à m’obéir.

Il s’en va avec la Reine et Vanlie, qui s’adresse en se retirant, à sa sœur avec ces deux vers.

VANLIE.

Si pour un Armetzar ce choix vous semble étrange

Ma sœur, avec Phocate on ne perd rien au change.

 

 

Scène V

 

LADICE, ILIANE

 

LADICE.

Dans quels nouveaux soucis vient on de m’engager !

J’entends parler de change, et n’ai point à changer.

Je hais cet Armetzar ennemi de mon père,

Et je hais plus encor ce sujet téméraire,

Ce Phocate insolent, qui pour se voir flatté

Croit que par un service il a tout mérité,

Croit s’attachant au père en obtenir la fille,

Et s’ouvrir aisément la porte en sa famille.

Ha ! Frère trop injuste, et trop peu vertueux,

Dont le suffrage appuie un dessein si honteux ;

Qui bien loin de combattre un choix que je déteste,

Viens encore étonner tout l’espoir qui me reste,

Et du fils du grand Cham m’ayant entretenu

Oser mettre en son rang un chétif inconnu ?

Si pour un Armetzar ce choix me semble étrange

En acceptant Phocate on ne perd rien au change !

Elle reprend ces deux vers de son frère d’un ton différent.

Chasse, chasse, Vanlie, un penser criminel

Qui veut auprès d’un Dieu faire asseoir un mortel.

Mais hélas qu’à mes vœux ce Dieu paraît contraire,

Tandis que ce mortel s’efforce de me plaire !

Ou plutôt qu’à mes yeux ce mortel est abject,

Et que ce Dieu leur est un agréable objet !

Oui, s’il me faut aimer, j’aime où la gloire éclate,

Et s’il me faut haïr je ne hais que Phocate ;

Je veux contre lui seul porter tout mon courroux,

Il doit, il doit lui seul en ressentir les coups,

Puisque sa seule audace a su porter mon père

À me faire aujourd’hui ce traitement sévère.

ILIANE.

La Reine cependant...

LADICE.

M’était un faible appui,

Et parlait pour son fils en parlant contre lui.

Phocate lui déplaît craignant que je ne l’aime,

Et c’est de son esprit un digne stratagème.

ILIANE.

Mais, Madame, il s’approche, et ne redoute rien.

LADICE.

Il vient pour son supplice autant que pour le mien :

Mais voyons à quel point peut monter son audace.

 

 

Scène VI

 

ARMETZAR, LADICE, ILIANE

 

ARMETZAR.

Je viens ici, Madame, avec mauvaise grâce,

Et vous aurez sujet de vous plaindre de moi :

Mais je croyais encore y rencontrer le Roi.

LADICE.

Je tiens ici sa place, et pourrai vous entendre ;

Qu’avez vous à lui dire ?

ARMETZAR, bas.

À quoi me dois-je attendre ?

Rien qu’on ne put, Madame, un moment différer.

LADICE.

D’une peine où je suis daignez donc me tirer.

C’est un point important qui d’assez près me touche,

Pour en vouloir encor l’avis de votre bouche.

Le Roi qui sort d’ici me propose une amour,

Dont il attend de moi réponse dans ce jour.

Il faut vous l’avouer, mon âme en sent du trouble,

Et même en vous parlant ma peine se redouble.

Et la Reine et mon frère étaient de son conseil,

Mais sans avoir pourtant un sentiment pareil,

Et je veux voir enfin où penchera le vôtre.

ARMETZAR.

Je tiens celui du Prince, et n’en suivrai point d’autre.

LADICE.

Ici la complaisance est tout ce que je hais.

Cet amant donc qu’on m’offre a pour moi peu d’attraits,

Et manquant de l’éclat qu’apporte une couronne,

Je ne découvre rien d’aimable en sa personne.

C’est un sujet enfin qu’on m’ordonne d’aimer,

Et mon cœur doute fort qu’il s’en puisse enflammer.

ARMETZAR.

Puisque vous l’ordonnez ; Madame, en ce rencontre

Il faut que hautement votre vertu se montre,

Et que considérant l’éclat de votre rang

Vous ne vous attachiez qu’au plus Illustre sang.

Autre qu’un Empereur n’a droit de vous prétendre ;

Et si Zinton enfin veut se choisir un gendre,

Il doit jeter les yeux sur le fils du Grand Cham,

Et tâcher de se rendre ami de Tamerlan.

Oui, du seul Armetzar souffrez l’obéissance,

Si sa vertu vous plaît autant que sa naissance.

LADICE, ces deux vers bas.

Il ne me plaît que trop s’il peut te ressembler ;

Cruel, je te veux perdre, et tu veux m’accabler !

Mais reprenons ici ma colère assoupie.

Donc en autre que lui ce dessein est impie,

Et vous blâmez déjà ce sujet insolent ?

ARMETZAR.

Ce procédé, Madame, étant si violent,

Me fait voir que la Reine en est l’injuste cause,

Et que c’est Artaban que le Roi vous propose.

LADICE.

Non, non, et c’est vous même, il vous préfère à tous.

Ne dissimulez point, répondez, m’aimez vous ?

ARMETZAR.

S’il faut vous obéir, et changer de martyre,

Vous êtes la première à qui je l’ose dire.

Oui, Madame, et toujours ce cœur ambitieux

A su cacher sa flamme, a su tromper vos yeux.

S’il se hasarde enfin après un long silence,

Il trouve son excuse en son obéissance,

Et quoi qu’il rentre encor dans un pire tourment,

Il ne peut résister à ce commandement.

Si j’aime donc, Princesse, ou plutôt si j’adore,

Chacun dans votre Cour doit l’ignorer encore,

Et jamais on n’a vu ma langue ou mes soupirs

Accuser mon audace et trahir mes désirs.

Que si par des moyens que j’ai peine à comprendre,

Mon cœur malgré ma bouche a pu se faire entendre,

C’est que devant les Dieux tout cœur se doit ouvrir,

Et que les yeux des Rois savent tout découvrir.

Enfin, Madame, aimer n’est pas toujours un crime,

L’espoir seul est coupable, et l’amour légitime,

Et quand l’amour se trouve éloigné de l’espoir,

Il est assez puni de n’en point concevoir.

Non, n’aimez point, Madame, un sujet téméraire,

Qui loin de tout espoir peut encor vous déplaire,

Résistez à Zinton qui veut vous y porter,

Et n’aimez que celui qui peut vous mériter.

LADICE.

Cette confession m’instruit de votre audace ;

Mortel, si près des Dieux ne cherchez point de place,

Et pour fuir ma colère, abandonnant ces lieux

Que Phocate jamais ne se montre à mes yeux.

 

 

Scène VIII

 

ARMETZAR

 

Vous serez obéie, ô Princesse adorable !

Vous ne reverrez plus cet objet méprisable,

Ce Phocate odieux que vous aviez charmé,

Et qui n’a jamais crû de pouvoir être aimé.

Oui, sur ce vil mortel exercez votre haine,

Suivez les mouvements où le dépit l’entraîne,

Armez vous de fureur : mais en le punissant

Perdez le criminel, et sauvez l’innocent ;

Dans l’amour d’Armetzar cherchez votre vengeance,

Oui, mon cœur, flattons nous d’un reste d’espérance,

Et pour nous rendre encor dignes de son regard,

Cessons d’être Phocate, et montrons Armetzar.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

ARMETZAR

 

Pour flatter la douleur du tourment que j’endure,
Je sens dedans mon cœur l’espoir se réveiller :
Amour, qui fais ma peine, et souffres qu’elle dure,
Pour l’adoucir au moins daigne me conseiller.
Mais ton erreur est coutumière ;
Et si pour respecter ces lieux,
Cette fois tu te réglais mieux,
Amour, ce serait la première ;
Pour tout autre étant sans lumière,
Pour moi seul aurais-tu des yeux ?

Je t’écoute raison, nature je t’écoute,
Vos conseils sont plus sains, il faut les respecter ;
Fuyons de mon amour la dangereuse route,
Et contre un père enfin n’osons rien attenter.
Quoi, je romprais ainsi ma chaîne !
Non, ma flamme, parle à ton tour ;
Dis que ma Princesse en ce jour
Doit voir à l’ardeur qui m’entraîne,
Qu’en obéissant à sa haine
Je veux mériter son amour.

Mon bras, arme toi donc pour plaire à ma Princesse :
Mais s’armer contre un père ! Oui, Ladice le veut ;
La nature étonnée accuse ma faiblesse,
Et l’amour fièrement me montre ce qu’il peut.
Triste Armetzar que dois tu faire ?
En quel maux vas tu t’engager ?
Oui, fermant les yeux au danger,
Obéis au destin sévère,
Et s’il te faut combattre un père,
Combats, et meurs pour le venger.

 

 

Scène II

 

ARMETZAR, ORGANTE

 

ORGANTE.

Seigneur.

ARMETZAR.

Que me veux-tu ?

ORGANTE.

Le Prince plein de joie...

Mais le voici déjà.

ARMETZAR.

Que faut il que je croie !

 

 

Scène III

 

VANLIE, ARMETZAR, ORGANTE, MENNON

 

VANLIE.

Hé bien, mon cher Phocate !

ARMETZAR.

Ha ! Prince, dites mieux ;

Armetzar est mon nom, l’autre m’est odieux.

VANLIE.

Il n’est pas temps encor que ce beau nom éclate,

Et le Roi t’aime assez sous celui de Phocate,

Puisqu’enfin à ta flamme il accorde ma sœur,

Et qu’il veut aujourd’hui t’en rendre possesseur.

Tu peux t’imaginer si le désir du père

A trouvé dans le fils un sentiment contraire,

Et si pour toi Vanlie en cette occasion

A fait agir son zèle et son affection,

Mais d’où vient que Phocate à son bonheur rebelle

Avec si peu de joie apprend cette nouvelle,

Et qu’ayant fait paraître une si belle ardeur

Il montre tout d’un coup un excès de froideur.

ARMETZAR.

Ami, pourquoi veux tu que je m’en réjouisse,

Si ta sœur s’en afflige, et souffre une injustice ?

Tu connais mal ton sang de te persuader

Qu’à de si bas desseins elle put s’accorder.

Cette grande Princesse aime trop sa naissance

Pour vouloir la trahir par son obéissance,

Et sait qu’en résistant aux volontés du Roi,

Elle a pour sa défense une plus forte loi.

Tout cruel qu’il me soit, ce conseil magnanime

Me donne encor pour elle une plus haute estime ;

Il étale à mes yeux ces Royales vertus

Par qui vos sentiments se trouvent combattus,

Et qui seraient suivis en faveur de Phocate,

Si la gloire chez elle était moins délicate.

VANLIE.

Je t’entends, et ma sœur t’a fait un rude accueil ?

ARMETZAR.

Tel que je méritais, digne d’un noble orgueil,

Sa bouche en peu de mots m’en a su trop instruire,

Et croyant m’assister tu viens de me détruire.

Non, je ne dois plus vivre, et paraître en ces lieux,

Phocate pour jamais est banni de ses yeux,

Et devenu l’objet que sa haine regarde,

C’est le tour d’Armetzar, il faut qu’il se hasarde,

Il faut pour la revoir qu’il puisse l’assurer

Qu’à l’égal de ses jours son feu saura durer,

Que s’il est né Tartare, il vit sous son Empire,

Qu’à régner dans son cœur seulement il aspire,

Qu’aux desseins de son père il se veut opposer,

Et que pour elle enfin il pourra tout oser.

VANLIE.

Ami, par ce discours tu préviens mon envie,

À de pareils desseins mon amour me convie,

Elle sait m’y porter d’un pouvoir absolu,

Et mon cœur à les suivre est déjà résolu.

C’est assez qu’Hermasie est au camp du Tartare,

C’est assez qu’à demain le combat se prépare ;

C’est assez pour m’instruire en ce pressant malheur

À qui je dois donner des marques de valeur.

Car la victoire enfin se plaît à nous surprendre,

Bien souvent au plus faible elle daigne se rendre ;

Et si ton père attaque, et le mien se défend,

On a vu plusieurs fois l’attaqué triomphant.

Oui, dans ce jour fatal et ta sœur et la mienne

Ont chacune besoin d’un bras qui les soutienne ;

Demeure avec Zinton, et lui prête le tien,

Tandis qu’à Tamerlan je vais offrir le mien.

Deviens brave Chinois, comme moi bon Tartare,

Que l’espace d’un jour la haine nous sépare,

Et qu’ayans renoué notre belle amitié,

De la victoire après chacun ait sa moitié.

ARMETZAR.

Dures extrémités ! fatale conjoncture !

Où nous réduisez vous, amour, devoir, nature !

Vous combattez encore, et je sens que mon cœur

Craint d’obéir aux lois d’un injuste vainqueur.

Est-il un mal pareil au mal qui me tourmente !

Je me rends ennemi d’un père ou d’une amante ;

L’amour superbement use de son pouvoir,

La Patrie à son tour tâche de m’émouvoir ;

Oui, pour toutes les deux j’ai de l’idolâtrie :

Mais puisqu’il faut trahir l’amour ou la Patrie,

Puisqu’à l’une des deux il faut nuire en ce jour,

Trahissons la patrie, et respectons l’amour.

VANLIE.

Il faut plus faire encore, et nous trahir nous-mêmes,

Et suivant de l’amour les volontés suprêmes,

Pour demeurer amants devenir ennemis.

ARMETZAR.

Aux mêmes volontés tu vois mon cœur soumis.

VANLIE.

Oui, plutôt qu’à l’amour le mien osât déplaire,

Je combattrais les Dieux, Armetzar et mon père.

ARMETZAR.

Oui, plutôt qu’à l’amour je fusse injurieux,

Je combattrais Vanlie, et mon père et les Dieux.

VANLIE.

Pardonne, cher ami, pardonne une saillie,

Qui te fait voir assez que ma raison s’oublie.

Quel penser odieux ! Moi combattre Armetzar !

Non, non, à ce transport tu n’as aucune part ;

Et l’amour l’a produit, l’amitié le déteste,

Fuyons, fuyons plutôt un séjour si funeste,

Abandonnons ces lieux à l’injuste fureur

Dont ce cruel dessein veut décroître l’horreur.

Mais hélas ! Dans ces lieux nous laissons nos maîtresses,

Et c’est montrer encor de plus grandes faiblesses.

Allons, allons sauver et du fer et des feux

Ces aimables objets de nos plus tendres vœux ;

Et sous de mêmes noms, sous de semblables armes

Allons verser du sang pour en payer leurs larmes.

Ces armes et ces noms par leur égalité

Nous feront reconnaître avec facilité,

Et nous pourrons alors d’une noble colère

Nous dire l’un à l’autre : ami, sers bien mon père.

ARMETZAR.

Ô rencontre fâcheux !

VANLIE.

Ô durs événements !

ARMETZAR.

Quoi, cesser d’être amis !

VANLIE.

Quoi, cesser d’être amants !

Mais c’est trop écouter une amitié si tendre,

Tamerlan et Zinton ne veulent plus attendre ;

Afin que l’un et l’autre ait en nous un soutien,

Suis mon père au combat, j’y vais suivre le tien.

 

 

Scène IV

 

ARMETZAR, ORGANTE

 

ARMETZAR.

Effet prodigieux d’une flamme amoureuse !

Illustre emportement d’une âme généreuse !

Courroux trop magnanime où l’on voit éclater

Tout ce qu’un grand amour peut faire exécuter !

Organte, que dis-tu de ce noble courage ?

ORGANTE.

Et pour vous, et pour lui j’appréhende l’orage,

Et des desseins, Seigneur, si grands, si nouveaux

Pourront laisser sans fruit de si dignes travaux.

ARMETZAR.

Il faut pourtant, Organte, il faut en entreprendre

Qui m’élèvent plus haut, et qui vont te surprendre.

Avant ce dur combat, dont le succès douteux

Aux Chinois affaiblis peut devenir honteux,

Approuve que mon bras qui pour eux s’intéresse

Assure une retraite à ma chère Princesse.

Elle est mal à couvert dessous ces pavillons,

Elle a toujours à craindre entre des bataillons ;

Faisans périr un traître, ouvrons lui cette ville,

Et qu’aujourd’hui Quinsay se rende son asile.

ORGANTE.

Seigneur...

ARMETZAR.

Je l’ai bien dit, ce dessein te surprend :

Mais je le trouve aisé plus il me semble grand.

Organte, à mon amour il n’est rien d’impossible,

Et cette place enfin n’est pas inaccessible.

ORGANTE.

Le Roi pourtant suivi de cent mille Chinois

N’a pu jusques ici la ranger sous ses lois.

ARMETZAR.

Ce que le Roi n’a pu suivi de cent mille hommes,

Espérons-le de nous dans l’état où nous sommes.

Un juste désespoir doit entreprendre tout,

Et quand il ne craint rien peut en venir à bout.

Mais peut être qu’Organte est d’un avis contraire ;

Oui, quitte ce respect, fuis loin d’un téméraire,

Laisse périr tout seul un misérable amant.

ORGANTE.

Seigneur, fuyez vous même, et fuyez promptement.

La Princesse survient.

ARMETZAR.

Évitons sa présence.

Suis, si tu veux, Organte.

ORGANTE.

Oui, faisons diligence ;

Allons, Seigneur, allons, je vous suis en tous lieux.

 

 

Scène V

 

LADICE, ILIANE

 

LADICE.

Iliane, c’est lui qui se cache à mes yeux.

L’insolent m’obéit, et le cruel me tue,

Je hais également et je chéris sa vue,

Et sans les fières lois que l’honneur me prescrit,

Phocate tout entier vivrait en mon esprit.

Mais hélas ! je n’en puis aimer qu’une partie

Trop au dessus de l’autre et trop mal assortie ;

Je ne puis en aimer que la seule vertu,

Mon cœur par sa naissance est toujours combattu,

Et durant ce combat où je me suis cruelle,

Mon orgueil le bannit, mon amour le rappelle.

Oui, Phocate, reviens : mais non, ne reviens pas.

Iliane, pourtant j’ai besoin de son bras :

Mais, Iliane, aussi j’en suis trop offensée ;

Reprends, reprends mon cœur ta première pensée,

Laisse agir ton courroux, et loin de le calmer,

Souviens toi qu’un sujet s’est vanté de t’aimer.

ILIANE.

Mais un sujet, Madame, à qui le Roi présente

Des biens et des honneurs par de là votre attente,

Un sujet que son bras par de fameux exploits

Malgré son mauvais sort peut mettre au rang des Rois,

Et qui de Tamerlan abattant l’arrogance

Ira chez le Tartare établir sa puissance.

Mais comment espérer qu’il s’en rende vainqueur

Lorsque vous le chassez avec tant de rigueur ?

Et ne craignez vous point si proche d’un orage

Où nous avons besoin de ce noble courage,

Que le Roi contre vous hautement irrité

De l’air impérieux dont vous l’avez traité,

Ne punisse un dédain qui tâche à lui soustraire

Un serviteur si rare, un bras si nécessaire,

Et qu’il ne vous reproche avec juste raison

Que pour la trop chérir vous perdez sa maison ?

Mais craignez plus encor les desseins de la Reine ;

Autant que pour Phocate elle nourrit de haine,

Autant de son absence elle va triompher,

Et l’amour de son fils pourra se réchauffer.

Quoi que votre mépris l’ait un peu refroidie,

Ce prompt éloignement la rendra plus hardie,

Et bientôt Zarimene aura porté le Roi

À vous contraindre enfin d’en accepter la foi.

LADICE.

Avant qu’à cet hymen je soumette mon âme,

Avant que d’Artaban...

ILIANE.

Mais je le vois, Madame,

Voici déjà l’effet de ce que j’ai prédit.

LADICE.

Le discours qu’il m’apprête aura peu de crédit.

 

 

Scène VI

 

ARTABAN, LADICE, ILIANE

 

ARTABAN.

Madame, ayant appris qu’on veut vous faire outrage,

Que contre vos désirs un père vous engage ;

Quelque dur traitement qu’il ait reçu de vous,

Artaban vient encor s’offrir à vos genoux.

Approuvez que ce bras s’emploie à la ruine

Du trop indigne époux que le Roi vous destine,

Commandez qu’il immole à vos ressentiments

Cet objet de mépris qui cause vos tourments ;

Oui, Madame, ordonnez, et je l’ose entreprendre.

LADICE.

Et de quelle façon croyez vous vous y prendre ?

Est ce en homme de cœur que vous m’allez venger ?

Est ce en lâche assassin en allant l’égorger ?

Si vous voulez courir à la plus noble voie,

J’appréhende qu’en vain votre bras ne s’emploie ;

Et si vous prenez l’autre, Artaban, pensez vous

Des Dieux vengeurs du crime échapper le courroux ?

ARTABAN.

Les Dieux dont un mortel déshonore l’image,

Comme il l’ose outrager veulent bien qu’on l’outrage,

Et qu’il n’ait pas le temps de courir aux moyens

De reculer sa perte et rompre ses liens.

Il faut que sur le champ le coupable périsse,

Que d’une prompte mort rien ne le garantisse,

Et de quelque façon qu’on le veuille punir

C’est toujours justement que l’on y peut venir.

Mais si l’audacieux qui vous ose prétendre

Trouve encore en vous même un asile où se rendre,

Si celle qu’il offense est encor son appui,

Artaban, je l’avoue, est trop faible pour lui ;

Et quand je le vaincrais, je puis craindre, Madame,

De rencontrer toujours un Phocate en votre âme,

Et quelques grands dédains que vous ayez fait voir

Toujours sur votre esprit il aura du pouvoir.

Si pourtant...

LADICE.

Achevez, je veux bien tout entendre.

ARTABAN.

Madame, sans m’ouïr vous le pouvez comprendre :

Voulez vous m’obliger à vous le répéter ?

Dois-je encor vous le dire et vous le protester ?

Mon cœur...

LADICE.

Finissez donc, j’attendais autre chose.

Phocate de mes maux n’est pas la seule cause,

Et sans me soucier de vos soupçons jaloux,

Sachez que je le hais : mais beaucoup moins que vous.

Allez, si vous voulez, vous en plaindre à la Reine.

 

 

Scène VII

 

ARTABAN

 

M’en aller plaindre, ingrate ; âme fière et hautaine !

Non, non, suivons mon cœur un plus noble dessein,

Et laissons reposer ce Phocate en son sein ;

Puisqu’il en est encore aimé, quoi qu’elle dise

Ne daignons pas troubler cette basse entreprise,

Et pour mieux me venger de tant d’indignité

Laissons la consentir à cette lâcheté.

 

 

Scène VIII

 

ZARIMENE, ARTABAN, ULANIE

 

ZARIMENE.

Hé bien, as tu gagné quelque chose sur elle ?

Mon fils, il faut enfin vaincre cette rebelle,

Et ton bonheur dépend de l’hymen glorieux

Où nous devons porter ce cœur ambitieux.

Que t’a donc reparti cette fière Princesse ?

ARTABAN.

Qu’elle ne m’aime point, Madame, et je confesse

Que si j’en suis haï, je l’aime aussi fort peu,

Et que ses longs dédains ont amorti mon feu.

ZARIMENE.

Si pour elle, mon fils, ton amour est moins forte,

Tu dois, tu dois chérir l’éclat qu’elle t’apporte,

Ton pays aujourd’hui tributaire aux Chinois

Peut par ce seul moyen s’affranchir de leurs lois,

Et le Roi me promit qu’en devenant sa femme,

Sa fille en même temps approuverait ta flamme.

Ménageant cet hymen, sache que tout mon but

Ne va qu’à t’exempter de ce honteux tribut,

Et Ladice pour dot t’apporte davantage

De ne plus t’abaisser à rendre de l’hommage.

Zinton te la donnant doit aussi t’accorder

Que désormais en Roi tu puisses commander,

Et que la Cochinchine en faveur de sa fille

Participe à l’éclat dont reluit sa famille.

Voilà ce que j’ai crû te devoir enseigner ;

Il est dur d’obéir, il est doux de régner,

Et quoiqu’on te rebute, et quoique l’on t’outrage,

Mon fils, il faut poursuivre, et montrer du courage.

Si Ladice te fuit, il faut à ses mépris

Opposer constamment l’espoir d’un si haut prix.

ARTABAN.

Madame, tous nos soins sont enfin inutiles,

Elle a pour nous tromper des ruses trop subtiles ;

Quoiqu’en votre présence elle ait pu dire au Roi,

Elle chérit Phocate, et lui garde sa foi.

Tous ses emportements ne sont rien qu’une feinte.

ZARIMENE.

Banni, banni, mon fils, une si faible crainte,

Ce Phocate est parti, ses rigueurs l’ont chassé,

Tu ne t’en verras plus désormais traversé,

Il quitte enfin la Cour, et j’ai su d’Iliane...

ARTABAN.

De cet esprit rusé le trop fidèle organe !

Qui pour ses volontés garde un profond respect

Et de qui le rapport vous doit être suspect !

Non, non, elle vous trompe ainsi que sa Maîtresse,

Et Phocate est trop fier que le Roi le caresse.

ZARIMENE.

Hé bien ! s’il ose encor se montrer en ces lieux,

Va le perdre, mon fils, ou te cache à mes yeux.

Va noyer dans son sang toutes ses espérances,

Par cette juste mort va finir tes souffrances ;

Ta mère après ce coup saura faire ta paix,

Va le perdre, te dis-je, ou ne me vois jamais ;

Va sans délibérer, cherche, et reviens me dire

Qu’il est ou hors du monde, ou hors de cet Empire.

ARTABAN.

Quelque besoin qu’on ait de mon bras et du sien,

Vous apprendrez bientôt son trépas ou le mien.

Il s’en va.

ULANIE.

Madame, c’est demain que le combat se donne,

Et vous ôtez au Roi l’appui de sa couronne.

Je crains que son courroux, s’il en est éclairci...

ZARIMENE.

Tais-toi, fille ignorante, et crains le mien aussi.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

ZINTON, ARTABAN, GARDES

 

ZINTON.

Quoi tous deux à la fois, et mon fils et Phocate

Abandonner mon camp ?

ARTABAN.

Sire, d’une âme ingrate

Vous ne pouviez attendre un autre traitement,

Et Phocate tout seul mérite châtiment.

Sans doute que du Prince encor plein de jeunesse

Il a su ménager l’esprit avec adresse,

Et porter son courage à quelque haut dessein

Qu’enfante son audace et son espoir trop vain.

Ne faisant que de naître une amitié si forte

Me présageait les maux où son ardeur l’emporte,

Et cet audacieux qui vous dérobe un fils

Va le laisser peut-être entre vos ennemis.

Ou plutôt, si j’osais découvrir ma pensée,

C’est que de trop d’honneurs cette âme embarrassée,

Voyant ce qu’on lui fait, sachant ce qu’elle vaut,

A redouté sa chute en se trouvant si haut ;

Et croyant que ces biens ne seraient pas durables

Phocate a mieux aimé rejoindre ses semblables.

Mais le Prince en ce cas ne peut l’avoir suivi,

Et quelque autre malheur, Sire, vous l’a ravi.

Voilà ce que je puis juger de leur absence.

ZINTON, à ses gardes.

Qu’on les cherche partout, qu’on aille en diligence.

À soi-même.

Ma fille assurément m’a causé ce malheur.

À Artaban.

Prince, vous jugez mal d’une insigne valeur ;

Je vous ai laissé dire, et n’ai pu qu’avec peine

Écouter un discours qu’a formé votre haine ;

Et surpris comme vous de cet éloignement,

Je sais pourtant en faire un autre jugement.

 

 

Scène II

 

ZINTON, ARTABAN, UN GARDE

 

LE GARDE.

Le Prince est de retour, Sire, et par sa vaillance

Quinsay vient de se rendre en votre obéissance.

ZINTON.

Hé bien, Prince, voyez quel est ce haut dessein

Qu’enfantait leur audace et leur espoir trop vain.

Votre envie a paru, cet exploit la châtie,

Et Phocate sans doute était de la partie.

Mais déjà mon transport me les fait découvrir ;

Ô mon fils ! ô Phocate ! Auquel dois-je courir !

 

 

Scène III

 

ZINTON, ARTABAN, ARMETZAR, DEUX HABITANTS de Quinsay

 

ARMETZAR.

Sire, voici le bras qui venge votre offense,

Mais de qui vous devez châtier l’insolence,

Puisque sans prendre avis de votre Majesté

J’ai fait voir tant d’audace et de témérité.

Si vous souffrez pourtant que je m’en justifie,

Je dirai qu’il n’est rien que mon bras ne défie,

Qu’il n’est point de remparts que je n’aille forcer,

Qu’il n’est point d’escadrons que je n’aille enfoncer,

Qu’il n’est point d’ennemis que je ne puisse abattre,

Lorsque pour votre gloire il me faudra combattre.

Dans un si beau dessein je ne saurais manquer,

Et j’ai déjà vaincu quand je veux attaquer.

Pour ne point hasarder des troupes fatiguées,

De peur que l’on ne crut vos forces prodiguées,

Suivi d’Organte seul, ce confident si cher

Que d’abord à mes pieds on a fait trébucher,

Et portant sur le front une mâle assurance,

J’ai marché vers la ville alors sans défiance,

Et qui donnait un peu de relâche au soldat

Nous croyant occupés aux ordres du combat.

Je ne vous dirai point, Sire, avec quelle adresse

J’ai su gagner la porte et surmonter la presse ;

Une foule de peuple accourt en même temps,

Et je dois seul répondre à mille combattants.

Je ne vous dirai point encor de quel courage

J’ai poussé ces mutins, et me suis fait passage,

Et mon récit pourrait tacher cette action

De reproche fâcheux de quelque ambition.

Irrité de la mort de mon fidèle Organte

Je m’avance, et partout je jette l’épouvante :

Mais au nombre de ceux que mon bras fait tomber,

Jugeant bien qu’à la fin il me faut succomber,

Mes forces me quittant, ma raison se rallie :

Peuple, ai-je alors crié, peuple, suivez Vanlie,

Vous fidèles Chinois, vrais sujets de Zinton,

En assistant son fils méritez son pardon ;

N’écoutez plus un traître, et faites vous justice :

Tout d’un coup leur fureur cède à mon artifice.

Et leur Prince qu’alors ils s’imaginent voir

Leur donne de la crainte et les range au devoir.

Ceux qui me résistaient aussitôt m’obéissent,

Avec étonnement ces rebelles fléchissent,

Et dans cette chaleur je les anime tous

À porter au Palais un si juste courroux.

Les plus zélés d’entre eux d’abord se font connaître :

Prince, me disent-ils, allons percer le traître.

Mais nous le rencontrons qui vient lui même à nous,

Et son fier désespoir soutient nos premiers coups.

Ici je puis bien dire, et sans craindre l’envie

Qui d’un injuste orgueil voudrait tacher ma vie,

Qu’en ce rude combat qui n’a guère duré

Les miens ont fait paraître un courage assuré,

Et qu’en étant sortis avec beaucoup de gloire

Je dois à leur secours cette belle victoire.

Mais un juste regret en trouble la douceur,

Je voulais de Sanga me rendre possesseur ;

Et je n’ai pu jamais arrêter la furie

D’un peuple impatient de venger sa patrie.

J’en suis au désespoir, et j’aurais souhaité

De l’amener vivant à votre Majesté,

Puisqu’au lieu d’une mort il en méritait mille,

Enfin vous êtes, Sire, absolu dans la ville,

Et ces deux bons sujets de Sanga maltraités

Au nom des habitants implorent vos bontés.

Vos gens en même temps se sont saisis des portes.

Le peuple a témoigné sa joie en mille sortes,

Et tous ont à l’envi par des cris éclatants

Montré des cœurs soumis et des esprits contents.

Voilà ce que j’ai fait : mais, Sire, je m’oublie,

C’est plutôt ce qu’a fait le seul nom de Vanlie.

ZINTON.

Phocate, cependant qu’est devenu mon fils ?

ARTABAN.

Sire, voilà le fruit de ces exploits hardis.

Le Prince est mort sans doute.

ARMETZAR.

Il vit, il vit encore.

ZINTON.

Où peut-il être donc ?

ARMETZAR.

C’est un point que j’ignore :

Mais je puis assurer qu’il n’a jamais rien su

De ce hardi dessein que seul j’avais conçu.

Sire, il est dans le camp, n’en soyez point en peine,

Et si vous l’ordonnez, bientôt je vous l’amène.

ZINTON.

Mon esprit se voit donc rassuré sur ce point.

Ha Phocate ! ha mon fils ! que ne te dois-je point !

Oui, car il ne faut pas non plus que je m’oublie,

Sois mon fils désormais de même que Vanlie,

Et si pour toi Ladice est un prix assez grand,

Son père te la donne, et se rend ton garant.

ARMETZAR.

Sire, à ce haut honneur je ne dois pas m’attendre,

Je ne suis pas d’un rang à le pouvoir prétendre,

Et crois que la Princesse aurait peine à souffrir,

Que sur un cas pareil Phocate osât s’ouvrir.

Mais je pourrais atteindre où l’on veut que j’aspire,

Si par quelques moyens que mon âme m’inspire,

La fille enfin venant à changer de rigueur,

Le père alors aussi ne changeait point de cœur.

ZINTON.

Non, non, si chez les Rois on voit souvent des chutes,

Si la gloire et l’envie ont souvent des disputes,

Si parfois la première a peine à repousser

Les traits injurieux dont on la vient blesser,

Après les actions que chacun t’a vu faire,

Désormais le destin ne peut t’être contraire,

Et quoi qu’il fasse un jeu d’abattre et de hausser,

En t’ayant mis si haut il ne peut t’abaisser.

Pour ton Roi qui te parle, il est inébranlable,

Tout ce qu’il te promet est plus qu’irrévocable,

Et jamais les flatteurs ne gagneront sur lui

Qu’après t’avoir fait grand il te manque d’appui,

Mais allons consulter après cette journée

Sur celle de demain au combat destinée,

Un combat où se va décider en ces lieux

Le fameux différent de deux peuples fameux.

Assisté de ton bras le Cham ne peut m’abattre,

Mon fils, viens prendre haleine afin de mieux combattre.

 

 

Scène IV

 

ARTABAN

 

Ô dépit ! ô fureur ! quoi cet audacieux

Doit-il encore vivre et paraître à mes yeux !

Ne puis-je satisfaire à ma juste vengeance,

Et faut-il qu’il me brave avec tant d’insolence !

Bientôt le téméraire aurait son châtiment

S’il osait s’éloigner du Roi pour un moment ;

Et quittant cet abri d’où rien ne l’inquiète,

La Reine en peu de temps se verrait satisfaite.

Mais voici la beauté pour qui souffrait mon cœur,

Ne nous exposons plus aux traits de sa rigueur.

 

 

Scène V

 

LADICE, ILIANE

 

LADICE entre tenant une lettre ouverte en la main.

Que de biens à la fois ! que de maux tout ensemble !

Dieux que j’ai de plaisir ! mais bons dieux que je tremble !

Quoi presque en un moment voir tant de révoltés

Par le bras de Phocate heureusement domptés,

Ou plutôt d’Armetzar, ce Prince magnanime,

Que je ne puis souffrir ni rejeter sans crime !

Ha ! cher frère, à présent tu m’expliques assez

L’énigme dont mes sens furent embarrassés.

Avec peine Armetzar sous l’inconnu Phocate

Nous cachait le brillant dont son mérite éclate ;

Dans une âme vulgaire on ne découvre pas

De si hautes vertus, de si charmants appas,

Et si pour lui la mienne avait quelque tendresse,

Elle sentait déjà le beau trait qui la blesse.

Mais que dis-je insensée ! Hélas ! m’est-il permis

De choisir un amant parmi nos ennemis ?

Puis-je aimer Armetzar ? puis-je aimer un Tartare,

Dont la voix du pays hautement me sépare,

Et de qui mon devoir contraire à mes désirs

Me défend désormais d’écouter les soupirs ?

Oui, je t’entends, Zinton ; ta haine m’est connue ;

Cette belle amitié qu’est elle devenue ?

Que t’a fait ce Phocate ? es-tu las de l’aimer ?

S’il prend un plus beau nom, dois tu t’en alarmer ?

Ne te souvient-il plus qu’il t’a sauvé la vie ?

Qu’aujourd’hui par son bras Quinsay t’est asservie ?

Et crains-tu qu’il ne veuille après cette action

Se conserver toujours dans ton affection ?

Mais je t’écoute encor. Tamerlan est son père,

Et tu n’as plus pour lui que des yeux de colère ;

Tu les jettes sur moi de même que sur lui,

Voyant que contre toi je me rends son appui.

Mais, ô Roi trop ingrat après tant de service !

Apprends qu’en mes desseins j’ai bien plus de justice ;

Lorsque tu le voulais j’en dus faire refus,

Et je dois l’accepter quand tu ne le veux plus.

Oui, l’amour, Iliane, enfin règne en mon âme,

Je ne puis le cacher, elle est toute de flamme,

Et fâché que plutôt il n’y pouvait entrer,

Pour punir mes froideurs d’abord il vient m’outrer.

Mais pourtant dans les lois mille douceurs se trouvent,

La nature les dicte, et nos cœurs les approuvent.

Si tout ce qu’il ordonne est un sévère arrêt,

Sa violence est douce, et sa rigueur nous plaît,

Bref tout en est charmant, tout en est estimable,

Et c’est le seul tyran dont l’empire est aimable.

Iliane, relis ce trop charmant écrit,

Et donnes en encor la joie à mon esprit.

ILIANE reçoit la lettre des mains de la Princesse, et la lit.

Ma Sœur, tu ne pers rien au change,

Le choix du Roi n’est point étrange,

Et si je te dis qu’Armetzar

Te sert sous le nom de Phocate,

Tu te dois estimer ingrate

De l’avoir reconnu si tard.

Aime donc ce grand Prince, et reçois son service.

Cependant qu’à sa sœur je vais offrir le mien ;

Et le combat fini, que ton cœur l’applaudisse,

Ou vainqueur pour mon père, ou vaincu par le sien.

LADICE.

La Princesse continue, après que la confidente a lu.

Hélas ! que cet avis sensiblement me touche !

Mennon en te quittant ne t’a rien dit de bouche ?

ILIANE.

Non, Madame, et le Prince attendait son retour

Pour joindre Tamerlan avant la fin du jour.

LADICE.

Ô dessein dangereux ! ô funeste entreprise !

Et se peut-il qu’amour tous deux les favorise !

Non, non, il les abuse, et fût toujours trompeur.

ILIANE.

Mais, Madame, Armetzar vient chasser votre peur.

 

 

Scène VI

 

LADICE, ARMETZAR, ILIANE

 

LADICE.

Armetzar qui ne croyait pas que Ladice le connût encore, paraît fort surpris.

Armetzar, approchez, je vous permets ma vue ;

C’est à Phocate seul que je l’ai défendue,

Et je le dois punir d’un reproche éternel

De s’être envers nous deux montré si criminel.

Prince, il vous a fait tort, d’opposer tant d’obstacles

Au cours impétueux de vos fameux miracles,

Et d’avoir pu souffrir dérobant de leur prix,

Que par un nom obscur ils fussent amoindris.

Il m’a fait tort de même en soufrant que ma haine

De mon âme à regret se rendant souveraine

Traitant un si grand Prince avec tant de mépris,

Et fit injustement la guerre à ses esprits.

Mais oublions sa faute en faveur de lui-même,

Et plutôt admirons son rare stratagème ;

Il s’est voulu produire avant de se nommer

Par quelque grand exploit qui le fit estimer,

Et qui dut l’assurer quelque nom qu’il put prendre,

Que de Ladice après il pourrait tout prétendre.

Prince, j’en ai trop dit.

ARMETZAR.

Ha ! Princesse, achevez,

Et déployez les biens que vous me réservez,

Puisqu’enfin d’Armetzar la fatale aventure

Emeut votre pitié pour les maux qu’il endure,

Puisqu’enfin par des soins qui me sont inconnus

Je vois que vous savez d’où ces maux sont venus.

Donc, divine Princesse, il n’est plus temps de feindre,

Je dois tout espérer, ou bien je dois tout craindre,

Mon sort est découvert, vous savez qui je suis,

Et pouvez d’un seul mot calmer tous mes ennuis.

Si tantôt de Phocate un aveu téméraire

A dû si justement aigrir votre colère,

Armetzar désormais par un soin assidu

Pourra-t-il regagner ce que l’autre a perdu ?

Quand j’osai vous donner un conseil magnanime,

Vous parut-il alors injuste, ou légitime ?

Si vous aviez sujet d’en mépriser l’auteur,

Sera-t-il mieux reçu d’un fidèle imposteur ?

Pourrez vous l’écouter s’il le déduit encore ?

Pourra-t-il s’introduire en ce cœur qu’il adore ?

Princesse ; mais hélas ! Son crime s’agrandit,

Armetzar à son tour craint d’en avoir trop dit.

LADICE.

Oui, Prince, c’est assez pour me faire paraître

Ce beau feu qu’en secret mon cœur avait vu naître ;

J’en approuve l’ardeur, et suis au désespoir

Qu’il me faut contre vous écouter mon devoir.

Si j’ai pour Armetzar une estime suprême,

Hélas ! je n’ose encore ajouter que je l’aime.

Qui se trouvait tantôt indigne de mon rang,

Devient le fils d’un Prince ennemi de mon sang,

D’un Prince qui demain s’arme pour nous combattre,

Qui cherche notre honte, et qui veut nous abattre.

Armetzar prend la lettre, et lit bas.

Hélas ! sur ce billet dois-je me reposer ?

Lisez ce que mon frère y daigne m’exposer.

Faut il qu’avec vous deux je sois d’intelligence

Pour trahir la nature avec tant d’assurance !

Faut il que je me rende au barbare dessein

Qui vous porte à chacun un poignard dans le sein !

Et que le juste Ciel qui punit les perfides

Me conte avecques vous au rang des parricides !

ARMETZAR.

Ha ! Princesse, quittez cette importune erreur ;

L’amour seul nous anime, et non pas la fureur.

De nos pères cruels n’imitant point la haine,

Un plus juste motif au combat nous entraîne ;

Ou, si vous l’aimez mieux, tous deux vont recevoir

Ce qu’inspire à leurs fils un mutuel devoir ;

Armetzar doit ainsi cesser de vous déplaire,

Et ne reconnaît plus que Zinton pour son père.

LADICE.

Ha ! Prince, c’en est trop, cessez de me presser,

Et pour lequel enfin dois-je m’intéresser ?

Si mon père est vainqueur, si le vôtre surmonte,

Je ne prévois partout qu’infortune et que honte ;

Je vois de tous côtés le danger évident,

Et chacun à sa perte également ardent.

C’est trop, Prince, c’est trop acheter ce qu’on aime,

C’est trop de hasarder vie, honneur, diadème.

Quand le Ciel hautement s’oppose à vos désirs,

Nous devons à ses lois borner tous nos plaisirs,

Et c’est témérité que d’oser entreprendre

De choquer un vouloir dont il nous faut dépendre.

Prince, pensez encore à ce dessein affreux

Qu’un trop aveugle amour vous peint si généreux.

Mais si le temps vous presse, et s’il faut le poursuivre,

Tâchez de me tirer du tourment qu’il me livre ;

Que mon père demain reçoive encor de vous

Des marques d’un vrai fils de sa gloire jaloux,

Et pour vous animer dans ce péril extrême ;

Prince, sera-ce assez de dire, je vous aime ?

ARMETZAR.

Après ces mots charmants que ne pourrai-je pas ?

Et que ne doit on point espérer de mon bras ?

Souffrez donc, ma Princesse, après cette assurance,

Que j’aille retrouver Zinton en diligence,

Et recevoir de lui les ordres pour demain.

LADICE.

Allez, et que le Ciel daigne y donner la main.

Cependant qu’à nos maux on cherche du remède,

Et que de tous nos chefs la prudence intercède ;

Allons, chère Iliane, allons passer la nuit,

À toucher par nos pleurs le destin qui nous suit.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

ZARIMENE, LADICE, ILIANE, ULANIE

 

ZARIMENE.

Princesse, avec raison votre noble arrogance

Méprise la vertu qu’obscurcit la naissance :

Mais enfin la vertu peut atteindre si haut,

Que de cette naissance elle éteint le défaut.

Lorsque vous résistiez aux volontés d’un Père,

J’approuvais d’un grand cœur la secrète colère ;

Phocate, je l’avoue, avait peu fait encor,

Et sa valeur devait prendre un plus bel effort.

Mais l’ayant tout d’un vol si hautement portée,

Par lui seul à l’instant une ville emportée,

Par son bras aujourd’hui le Tartare abattu,

C’est assez pour l’aimer autant que sa vertu.

LADICE.

Oui, je pourrai l’aimer, si le Roi me l’ordonne,

Et si de Tamerlan il m’offre la couronne.

À ces conditions il me peut mériter,

À ces conditions je le dois accepter,

Et je ne doute point que sans beaucoup de peine

Tout chargé de lauriers le Ciel ne le ramène.

ZARIMENE.

Ce que nous souhaitons n’arrive pas toujours,

Et le destin se plait à troubler les amours.

Le succès du combat doit bientôt vous l’apprendre.

ULANIE.

Un Garde vient à nous.

ZARIMENE.

Dieux ! Qu’en faut il attendre ?

 

 

Scène II

 

ZARIMENE, LADICE, ILIANE, ULANIE, UN GARDE

 

LE GARDE.

Princesses, c’en est fait, le Tartare est vainqueur.

ZARIMENE.

Ô coup trop surprenant qui me perce le cœur !

LADICE.

Ô mon père !

ZARIMENE.

Ô Zinton ! quelle est ton infortune !

Quoi, tout est donc perdu sans espérance aucune !

LE GARDE.

Soufrez qu’en peu de mots je vous apprenne tout.

Chacun de part et d’autre au combat se résout ;

D’une pareille ardeur et l’une et l’autre armée

Aspire à la victoire, et se montre animée.

Les Tartares enfin commencent à plier,

Lorsque dans un moment on les voit rallier :

Mais par quelle injustice ? Ô ciel l’as tu soufferte !

Phocate en leur faveur s’emploie à notre perte,

Il nous quitte, et les joint, et les rassure tous,

Et contre les Chinois il tourne son courroux.

ZARIMENE.

C’est là ce digne amant, ou plutôt ce perfide.

LADICE, comme pâmée.

Iliane !

LE GARDE.

Bientôt le combat se décide,

Et comme si nos Dieux demeuraient endormis,

Tout se rend favorable aux vœux des ennemis.

Un horrible mélange et de fer et de flamme

Jette de toutes parts le désordre dans l’âme,

On ne se connaît plus, tout est rempli d’effroi,

Le Tartare surmonte, et nous perdons le Roi.

ZARIMENE.

Ha Dieux ! il est donc mort !

LADICE.

Ha ! que viens-je d’entendre !

LE GARDE.

Non, non, il vit encore, et daignez tout apprendre,

Il vit : mais, ô malheur ! C’est chez ses ennemis.

ZARIMENE.

Et mon fils, l’ai-je encor ? Dieux, l’aurez vous permis,

Et puis-je me flatter que ce support me reste !

LE GARDE.

Je voulais vous cacher cet accident funeste.

Non, ce Prince n’est plus.

ZARIMENE.

Ne me dis donc plus rien,

En perdant Artaban je perds tout mon soutien.

Ha malheureuse femme ! ha déplorable mère !

Les Dieux sont irrités, cédons à leur colère.

La Reine s’évanouit, et on l’emporte.

ULANIE.

Madame...

ZARIMENE.

C’en est fait, qu’on m’emporte d’ici,

Puisque mon fils est mort, il faut mourir aussi.

 

 

Scène III

 

LADICE, ILIANE, LE GARDE

 

LADICE.

Est-ce un songe, Iliane ? et puis-je avec justice

Croire sur ce rapport qu’Armetzar nous trahisse ?

Après ce qu’il a fait pour mon père et pour moi

A-t-il pu se résoudre à nous manquer de foi ?

Approche, as tu bien vu tout ce qu’a fait Phocate ?

LE GARDE.

Je l’ai trop vu, Madame, et de cette âme ingrate

L’horrible trahison a fait assez d’éclat

Puisqu’il nous a quitté au milieu du combat.

LADICE.

Dieux ! avez-vous souffert qu’on vous fit cette injure ?

Et deviez vous alors épargner ce parjure ?

ILIANE.

Mais le voici, Madame ; ô ciel tout est perdu,

Et déjà le Tartare en ces lieux s’est rendu !

LADICE.

Fuyons, chère Iliane.

 

 

Scène IV

 

ARMETZAR, LADICE, ILIANE, LE GARDE

 

ARMETZAR entre l’épée nue à la main, comme hors d’haleine, et sortant de la mêlée.

Oui, fuyons, ma Princesse,

Tamerlan suit mes pas, et le danger nous presse ;

Le Roi parmi les siens ne s’étant pu trouver,

J’ai quitté le désordre, et viens pour vous sauver.

LADICE.

Traître, tu viens plutôt me rendre ta captive ;

Mon père est chez les tiens, tu veux que je le suive :

Mais ne présume pas pour nous avoir trahis

De triompher de moi comme de mon pays.

Si les Chinois vaincus par ton lâche artifice...

ARMETZAR.

C’est me traiter, Madame, avec trop d’injustice ;

Où tend tout ce discours ? De quoi m’accuse-t-on ?

N’ai je pas jusqu’au bout combattu pour Zinton ?

Oui, pour lui dans ce jour mon bras se déshonore,

Et c’est du sang des miens que ce fer fume encore.

LADICE.

Dis plutôt des Chinois, ou dément ce soldat,

Qui t’a vu lâchement les quitter au combat.

ARMETZAR.

Vous laissez vous aller à de fausses alarmes ?

LE GARDE.

Sous le nom de Phocate, et sous ces mêmes armes

Vous serviez l’ennemi, je l’ai trop aperçu.

ARMETZAR.

Et par là justement, Madame, il s’est déçu.

Sous le semblable nom, sous des armes pareilles

Votre frère a trompé ses yeux et ses oreilles ;

J’imitais son courage, et faisais pour les siens

Tout ce qu’il pouvait faire à la gloire des miens.

Devenus malgré nous ennemis l’un de l’autre,

Il assistait mon père, et j’assistais le vôtre ;

L’ardeur était égale, et dans un nombre égal

On n’eut jamais mis fin à ce combat fatal.

Mais sous trop d’ennemis vos troupes accablées,

À leurs premiers efforts d’abord se sont troublées,

Et les Chinois enfin d’un long siège affaiblis...

Mais Tamerlan s’avance, à ce coup je pâlis.

LADICE.

S’il est ainsi, cher Prince, évitez sa colère.

Sauvez moi, sauvez vous.

ARMETZAR.

Dieux ! Apaisez mon père...

Ils prennent la fuite au bruit des trompettes qui précédent l’arrivée de Tamerlan.

 

 

Scène V

 

TAMERLAN, ODMAR, AXALLA, VANLIE, GARDES

 

TAMERLAN.

Enfin, je suis vainqueur de tous mes ennemis,

Tous les Rois de l’Asie à mes pieds sont soumis,

Du Danube et du Nil j’ai calmé les tempête,

Et je ne puis plus loin étendre mes conquêtes.

La Chine qui devait couronner mes exploits

Va désormais apprendre à vivre sous mes lois,

Elle voit sa défaite enrichir mon trophée,

Et dans son Roi captif son audace étouffée.

En vain elle opposait un mur prodigieux

À des bras qui pourraient atteindre jusqu’aux Cieux.

Cet ouvrage inutile autant que Magnifique

(Dont il faut, je l’avoue, admirer la fabrique)

A su mal la défendre, et la mettre à couvert,

Et partout Tamerlan trouve un passage ouvert.

Phocate, je te dois une part de ma gloire,

Sans toi j’aurais plus tard remporté la victoire ;

Ce que pour moi ton zèle exécute en ce jour

T’a su mieux qu’autrefois acquérir mon amour.

Tu fis dans Samarcande mille actions charmantes,

Tu viens de faire ici mille actions vaillantes ;

Ton adresse en ma Cour te gagna tous les cœurs,

Ces chefs sur tes grands coups ont mesuré les leurs ;

Et de quelque côté que je le considère,

En guerre comme en paix Phocate me sait plaire.

À de si grands exploits son courage étant né,

Il a pour l’exercer un pays trop borné ;

L’Inde qui l’a nourri n’a pas assez d’espace

Pour fournir de matière à son Illustre audace.

Puisqu’il la quitte encore, et que tout à la fois

Il a su venir, voir, et vaincre les Chinois ;

Il lui faut avec moi chercher une autre terre,

Chercher d’autres tyrans pour leur porter la guerre,

Et qui de ma fortune accompagne le pas

À peu d’un monde entier pour employer son bras.

Oui, Phocate, d’un fils que le destin me cache

Tiens aujourd’hui le rang où mon amour t’attache,

Et dedans mon empire, ainsi que dans mon cœur

Viens occuper sa place, et reçois cet honneur.

Que ces braves guerriers, témoins de ta vaillance,

L’honorent désormais de leur obéissance ;

Et s’il nous reste encor quelque peuple à dompter,

Que leurs bras sous le tien se fassent redouter.

ODMAR.

Après ce que Phocate a fait à notre vue,

Cette soumission lui doit être rendue.

AXALLA.

Avec beaucoup de joie Axalla s’y résout,

Je serai trop heureux de le suivre partout.

VANLIE.

Ha ! Seigneurs, c’en est trop ; c’en est trop, ô Monarque :

Qui du maître des Dieux portez l’Illustre marque,

Puisqu’enfin comme à lui tous les Dieux d’ici bas

Vous rendent de l’hommage, et tremblent à vos pas.

Quelques coups fortunés qu’ait portés cette épée,

Elle était par mon bras faiblement occupée.

Vos chefs m’ont assisté de leurs instructions,

Leur exemple a produit toutes mes actions ;

Oui, c’est d’eux : mais plutôt de leur Empereur même

Que j’ai pris ce qu’aux siens il estime et qu’il aime,

Ce peu de hardiesse et ce peu de valeur

Qui ne pourra jamais approcher de la leur.

Cette valeur pourtant se rendrait immortelle,

Pourvu qu’elle égalât la grandeur de mon zèle :

Mais quoi ? je n’ai rien fait qui ne soit au dessous

De ce que ce grand zèle a dû faire pour vous.

TAMERLAN.

Ton courage est suivi de trop de modestie,

Avec tant de vertus, elle est mal assortie,

Et sache que chez moi d’un œil judicieux

La récompense suit les actes glorieux.

Le Chinois abattu sera doncques la tienne,

Ton bras se l’est acquis, je veux qu’il t’appartienne,

Je te permets ici d’ordonner et d’agir,

Et qui l’a si dompter saura bien le régir.

VANLIE.

Seigneur, de trop d’éclat ma fortune est suivie,

À des honneurs trop grands vous destinez ma vie ;

Mais plus j’en suis indigne, et plus j’en suis confus,

D’autant moins à ce don j’ose joindre un refus.

Souvent par ce refus un bienfaiteur s’irrite,

Il ne mesure pas le présent au mérite,

Ses bontés sont sa règle, et pour qui le reçoit

C’est être digne assez quand on veut qu’il le soit.

Oui, dans cette espérance, ô Prince magnanime !

Vous me verrez bientôt répondre à votre estime,

Et si je n’ai rien fait qui vous y dut porter,

Par de nouveaux efforts je veux la mériter.

J’ose donc accepter cette illustre couronne

Qu’un empereur qui m’aime aujourd’hui m’abandonne :

Mais je l’accepte enfin pour apprendre aux Chinois

Qu’il faut que désormais ils adorent ses lois,

Que Tamerlan est juste, et que cette victoire

Les comble de bonheur autant que lui de gloire ;

Que ne le pas aimer ce serait se haïr,

Et que c’est à lui seul qu’ils doivent obéir.

Qu’après le prompt succès de cette rude guerre

Ce sort leur est commun avec toute la terre,

Et que pour devenir maître de l’Univers

Les États de Zinton lui devaient être ouverts.

Justes Dieux, qu’à ce nom mon âme est combattue !

TAMERLAN, bas.

Oui de ce fier Zinton l’audace est abattue,

Je tiens en mon pouvoir ce superbe ennemi,

Qui par notre combat n’est vaincu qu’à demi.

Puisqu’enfin il est pris, je veux qu’on me l’amène,

Sa vue augmentera mon plaisir et sa peine,

Il faut que j’en triomphe une seconde fois.

Et que j’aie à mes pieds le plus altier des Rois.

VANLIE, bas.

De quel œil le verrai-je ? ha Dieux !

TAMERLAN.

Que dit Phocate ?

VANLIE.

Qu’il sied bien aux vainqueurs que leur clémence éclate,

Et que vous pourriez bien par un trait généreux

Épargner cette honte à ce Roi malheureux.

TAMERLAN.

D’une indigne pitié sa valeur est suivie ;

Quoi, n’est-ce pas assez de lui donner la vie,

Et peux-tu dédaigner de repaître tes yeux

D’un spectacle si doux et qui t’es glorieux ?

VANLIE.

Après le beau succès d’une telle victoire,

Je ne puis me flatter d’une plus haute gloire,

Et je craindrais plutôt par un si triste objet

D’altérer le plaisir dont je suis satisfait.

Sa disgrâce m’instruit de ce que la fortune

Aujourd’hui favorable, et demain importune

À toute heure, en tous lieux diversement produit,

Et qu’on peut arriver où je le vois réduit.

TAMERLAN.

Tu ne sais pas jouir du fruit de ta conquête ;

Il faut voir à nos pieds cette superbe tête,

Je n’ai point épargné l’orgueilleux Bajazet,

De mieux traiter Zinton ai-je plus de sujet ?

Lui qui parut toujours mon plus grand adversaire,

Et qui m’aurait détruit s’il avait pu le faire.

VANLIE.

Seigneur...

TAMERLAN.

Non, non, Phocate, en vain tu m’entretiens ;

Qu’on le fasse venir avecques tous les siens.

UN GARDE.

Seigneur, on vous l’amène.

VANLIE, bas.

Ô mandement sévère !

Pourrai-je supporter la présence d’un père !

 

 

Scène VI

 

TAMERLAN, ODMAR, AXALLA, ZINTON, ARMETZAR, VANLIE, GARDES

 

TAMERLAN.

Que Zinton est heureux de t’avoir pour appui,

Phocate ! Le voilà : mais qui vois-je avec lui ?

Ma vue, à cet objet sans doute tu t’égares ;

Mon fils chez les Chinois !

ZINTON.

Mon fils chez les Tartares !

TAMERLAN.

Armetzar, me trompé-je, est-ce vous que je vois ?

ZINTON.

Vanlie, est-ce vous-même ? ha désabusez moi ?

TAMERLAN.

Quel fantôme ose ici venir troubler ma joie !

ZINTON.

Quels nouveaux déplaisirs la fortune m’envoie !

TAMERLAN.

Mes yeux, vous dois-je croire, et serait ce mon fils

Que je rencontre ici parmi mes ennemis !

ARMETZAR.

Ô mon père !

VANLIE.

Ô mon père !

ZINTON.

Ha ! fils abominable,

Ta bouche enfin t’accuse, et te montre coupable.

Donc tu viens à mes yeux vanter ta trahison,

Dans un camp ennemi tu traçais ma prison,

Tu poursuivais la mort de qui tu tiens la vie ;

Approche, fils ingrat, contente ton envie ;

Tu n’as pas fait assez pour cet heureux vainqueur,

Si ton bras inhumain ne me perce le cœur ;

Achève, et par un coup digne d’un parricide

Assure sa victoire, et la rends plus solide.

Ma perte est importante au repos de ses jours,

Offre lui derechef ton indigne secours.

Si cet acte sanglant veut une main barbare,

Ta main l’est devenue en servant le Tartare,

Et plus cruelle encore elle ose en sa fureur

Venir peindre à mes yeux son crime et mon malheur.

Possible espères tu que j’implore ta grâce ?

Infâme, dis-moi donc ce qu’il faut que je fasse ?

Si ton père à tes pieds doit flatter ton pouvoir ?

Si ton pays en sang pourra bien t’émouvoir ?

Non, non, fils inhumain, ton pays et ton père

À ce honteux affront sauront bien se soustraire ;

Perfide, peux-tu voir ton père et ton pays

Par toi seul aujourd’hui si lâchement trahis ?

Mais tu voulais régner ? et ton impatience

Ne souffrait qu’à regret l’Empire en ma puissance ?

Encore un peu de temps, ma mort t’eut satisfait,

Le Ciel de tes désirs aurait pressé l’effet ;

Mon trône t’attendait, tu devais bien attendre ;

Tu pouvais y monter sans m’en faire descendre ;

Et si t’y faisant place on t’aurait contenté,

Pour t’y placer tout seul je te l’aurais quitté.

Mais voulant l’acquérir par une perfidie,

Voulant voir tout d’un coup ta fortune agrandie,

Tout d’un coup de ce faîte où tu te crois monté

Je te verrai tomber avec indignité ;

Les Dieux ne sont plus Dieux s’ils épargnent ta tête,

Tes propres partisans formeront la tempête,

Et ceux qui t’ont aidé dans tes lâches desseins

Pour me venger de toi seront tes assassins.

C’est là, c’est là, cruel, le sort de tes semblables ;

On se sert au besoin de ces esprits coupables :

Mais comme un traître enfin est un honteux appui,

Quand il n’est plus utile on se défait de lui.

TAMERLAN.

Borne là les transports que la colère étale,

Et crois que ma surprise à la tienne est égale ;

Tu lui dois tout le temps que ta juste douleur

A pu me dérober pour plaindre ton malheur.

Je suis assez vengé par le coup qui t’accable :

Mais enfin si ton fils est un vainqueur coupable ;

D’un crime tout pareil à mes yeux convaincu,

Le mien est au contraire un coupable vaincu.

Oui, le crime est pareil : mais l’effet dissemblable

Rend l’un victorieux, et l’autre punissable,

Et si la grâce est due à qui la peut offrir,

Ton fils a droit de vivre, et le mien doit mourir.

Traître, n’attends de moi qu’un traitement sévère ;

Je ne m’informe point où tend tout ce mystère,

Suffit que je te trouve avec mes ennemis

Tu perds entre eux le rang et le nom de mon fils,

Et je ne te connais dedans cette aventure

Que pour un ennemi qu’abhorre la nature.

Du Chinois contre moi te rendre partisan !

Tremble, tremble, perfide, au nom de Tamerlan,

Dans mon juste courroux redoute mes supplices,

Tu ne saurais les fuir, il faut que tu périsses,

Il faut que par ta mort je purge ma maison

De l’affront que lui fait ta lâche trahison.

Tu tâchais ainsi de détruire ma gloire !

Ton bras injurieux retardait ma victoire !

Et mes coups au combat par les tiens repoussés

Ont déchu de l’éclat de mes travaux passés !

Après une action si coupable et si noire,

Tous les tiens aujourd’hui sortent de ma mémoire,

Et j’oublie aisément ce que tu fis pour moi,

Pour suivre le dépit qui m’arme contre toi.

Tout ton sang doit laver cette honteuse tache

Qui dans ce jour fatal à ma gloire s’attache ;

Et te faisant souffrir des tourments infinis,

Je veux voir en toi seul tous les Chinois punis.

Toi qui craignais si peu cette juste disgrâce,

Qu’espères-tu de moi ? qu’attends-tu que je fasse ?

ZINTON.

Ce que ce même jour te devrait enseigner ;

Que j’aurais pu te vaincre où je te vois régner,

Que celui qui m’abat pleurerait sa défaite,

Qu’il se verrait réduit où le destin me jette,

Et que tu me serais enfin assujetti

Si l’heur eut fécondé le plus juste parti.

Tamerlan, si tu veux, mesure ta justice,

À ce que tu voudrais alors que je te fisse.

TAMERLAN.

Quoi, ton orgueil encore ose ici me braver !

Apprends que ce malheur ne pouvait m’arriver,

Que Tamerlan détruit quiconque le traverse,

Qu’il n’éprouva jamais la fortune diverse.

Que son démon jaloux puissamment le défend,

Et qu’il sait en tous lieux le rendre triomphant.

ZINTON.

Ce démon sans mon fils t’eut acquis peu de gloire.

TAMERLAN.

Ce démon sans le mien eut hâté ma victoire.

ZINTON.

Sans ce bras criminel tu n’aurais pas vaincu.

TAMERLAN.

Sans cette lâche main tu n’aurais plus vécu.

ZINTON.

Ce perfide tout seul a causé ma défaite.

TAMERLAN.

Ce perfide tout seul rend ma gloire imparfaite.

ZINTON.

Ce traître en te servant montre assez cette fois

Que pour dompter la Chine il fallait un Chinois.

TAMERLAN.

C’en est trop, à la fin ma patience est lasse,

Au malheur qui te suit c’est joindre trop d’audace ;

C’est par trop se piquer de magnanimité,

Et ta grâce dépend de ton humilité.

Je pardonne, Zinton, sitôt qu’on s’humilie :

Mais aussi je punis sitôt que l’on s’oublie,

Et c’est mal en user pour toi, pour ton pays,

Que de me reprocher le secours de ton fils.

Oui, si l’ingratitude est indigne des Princes,

Par le bras de ce fils j’entre dans tes Provinces,

Et ne me repends point des éloges trop dus

Qu’à sa haute valeur moi même j’ai rendus.

Mais, ô destin fâcheux ! faut-il que l’on m’impute

Que ce que j’ai pu faire, un autre l’exécute !

Faut-il qu’on me dispute un prix que je gagnais,

Et que par un Chinois je dompte les Chinois !

Ne pouvais-je sans lui m’acquérir cette gloire ?

Dois-je lui faire part du fruit de ma victoire !

Non, non, si j’ai promis, je puis me dégager,

Avec Phocate seul j’ai crû le partager,

Sur lui mes faveurs avaient lieu de s’épandre,

Et le fils de Zinton n’y dût jamais prétendre.

VANLIE.

Non, je n’y prétends rien, Seigneur, et puisqu’enfin

Il faut qu’aux yeux de tous j’explique mon dessein,

Dans ce cruel combat qui me couvre de blâme,

Je n’ai rien fait pour vous, j’ai tout fait pour ma flamme,

Et sans la rude loi qu’elle a su m’imposer

La Chine sur mon bras eût dû se reposer.

Je n’aurais point quitté les intérêts d’un père,

Je n’aurais point aidé son mortel adversaire,

Et jamais Tamerlan n’eut reçu d’un Chinois

Ce qui le rend vainqueur du plus juste des Rois.

Non, Seigneur, et voyez par cet aveu sincère

Qu’amour seul a rendu mon crime nécessaire,

Et si j’ai pu trahir mon père et mon pays,

Que ce n’est point pour vous que je les ai trahis.

Cette invincible ardeur dont j’eus l’âme saisie,

Et donc le pur effet des beautés d’Hermasie ;

Jugez quand je la vis quels désirs je formai :

Mais dire, je la vis, c’est dire, je l’aimai.

Plutôt que d’opposer une injuste défense

Au parti trop heureux qu’appuyait sa présence,

Plutôt que d’attaquer dans ce combat fâcheux

Celle pour qui mon cœur devait faire des vœux,

Plutôt que de montrer à cette audace extrême,

Je me serais cent fois armé contre moi-même.

Mais enfin si Vanlie est hors de tout espoir,

Phocate dans ces lieux n’a-t-il plus de pouvoir ?

Est-il sitôt déchu de la faveur d’un Prince

Qui rangeait sous ses lois cette grande Province ?

Non, j’ai tort d’en douter ; fut-ce à ses ennemis

Un Prince doit tenir tout ce qu’il a promis ;

Autant qu’à les dompter il y va de sa gloire,

En donnant sa parole il oblige à la croire ;

Et n’est point, ou vint-il enfin à consentir,

Comme un autre mortel sujet au repentir.

TAMERLAN.

Non, d’aucun repentir ma grâce n’est suivie,

Et de tous les Chinois je t’accorde la vie :

Mais en revanche aussi tu dois tomber d’accord

Que ce lâche Tartare a mérité la mort.

VANLIE.

Seigneur, vouloir sa mort c’est demander la mienne,

Comme l’un des vaincus souffrez qu’il m’appartienne ;

Puisqu’il a soutenu le parti des Chinois,

Suivant votre promesse il dépend de mes lois.

TAMERLAN.

Crains qu’elle ne se rompe en voulant trop l’étendre,

On perd tout bien souvent pour l’oser trop prétendre,

Et qui demande plus qu’on ne peut accorder,

Mérite un prompt refus, et sait mal demander.

À qui te fait du bien ne fais pas une injure,

Ménage ma faveur afin qu’elle te dure ;

Pour cet infâme objet tes soins sont superflus,

Il périra, te dis-je, et ne m’en parle plus.

VANLIE.

Grand Prince, en qui le Ciel tant de vertus assemble,

Faites plutôt périr tous les Chinois ensemble :

Mais conservez ce fils malgré ce grand courroux,

Et regardez en lui ce que j’ai fait pour vous.

Pour lui je m’en dépouille, et souffrez qu’il jouisse

Des faveurs dont l’on daigne honorer mon service ;

Car enfin j’ai beau dire, on m’a vu dans ce jour

Servir à votre gloire en servant mon amour.

Qu’Armetzar vienne donc reprendre ici sa place,

Il la lui restitue, et demande sa grâce,

Et vous devez, Seigneur, être enfin satisfait,

Puisque j’ai fait pour vous tout ce qu’il aurait fait.

TAMERLAN.

Quoi persister encor ! y pensez vous, Phocate ?

Et craignez vous si peu que ma fureur n’éclate ?

C’est pour un criminel avoir trop d’amitié.

VANLIE.

C’est pour un fils aimable avoir peu de pitié.

Pour la dernière fois accordez ma prière,

Reprenez votre grâce, ou qu’elle soit entière.

TAMERLAN.

Hé bien ! je la reprends, puisqu’elle vous déplaît.

VANLIE.

Seigneur, si j’ose trop, c’est pour votre intérêt.

TAMERLAN.

Vous pourriez modérer ce zèle qui m’offense,

Et le laisser parler lui même à sa défense.

Oui, parle ; t’armais tu pour me percer le sein ?

Dis, perfide, dis-nous, quel était ton dessein ?

ARMETZAR.

Par l’aveu de ce Prince il s’est trop fait entendre,

J’aimais comme il aimait, je n’ai pu m’en défendre,

Nos crimes sont pareils, et j’ai pris le parti

De l’objet qui retient mon cœur assujetti.

Mais quoique dans des lieux chacun me fit caresse,

Je n’aimais des Chinois que leur seule Princesse,

Et n’osant de son père abandonner le soin,

De mes justes regrets le Ciel fut le témoin.

Je combattais pour lui sans souhaiter sa gloire,

Je cherchais tout ensemble et fuyais la victoire,

Et pour tout dire enfin, dans ce combat fâcheux

Zinton avait mon bras, et Tamerlan mes vœux.

Ladice demandait qu’en prenant sa querelle

Armetzar combattit, et fut vaincu pour elle,

Et si vous eussiez pu, Seigneur, ne vaincre pas,

Eut elle aimé le fils d’un Prince mis à bas ?

La victoire est enfin à qui l’a méritée,

En vous la disputant je vous l’ai souhaitée,

De père et de maîtresse attaqué tour à tour

J’ai tâché d’apaiser la nature et l’amour,

Et j’aime mieux périr dedans cette aventure

Que d’avoir étouffé l’amour ou la nature.

Mais je ne puis périr, ô Prince généreux !

Vous pardonnerez tout à ce fils amoureux,

Son crime fut forcé plutôt que volontaire,

Et j’ai lieu d’espérer, mon juge étant mon père.

VANLIE.

Oui, Prince, espérons tout de ton père et du mien,

La nature auprès d’eux se rend notre soutien.

Vois par ces doux transports qu’enfin ils s’attendrissent,

Vois par ces doux regards que leurs cœurs s’amollissent,

Vois qu’insensiblement leur courroux s’attiédit,

Et que contre ses traits la pitié se raidit.

Aidons les à dompter ces haines mutuelles

D’où naissaient entre nous des guerres éternelles ;

Viens, montrons leur exemple, et qu’ils en soient jaloux ;

Embrassons nous, ami ; Pères, imitez nous.

ZINTON.

Tu te trompes, Vanlie, en prenant ma tristesse

Pour le honteux effet d’une lâche tendresse.

Moi, je pardonnerais à qui m’a su trahir !

Moi, je pourrais, cruel, cesser de te haïr !

Et m’arrachant le sceptre as-tu cette pensée ?

Va, tu pénètres mal dans mon âme offensée,

Et ta perte en ce jour où les miens sont défaits

Pourrait me consoler de celle que je fais.

VANLIE.

Ha ! Seigneur, à la fin ce courroux est injuste,

La couronne est toujours sur votre front Auguste,

Je vous l’ai conservée aidant à vous l’ôter,

Et le trône est à vous, daignez y remonter.

ZINTON.

Je ne veux point un trône offert par un perfide.

TAMERLAN.

Reçois le donc de moi s’il en est plus solide,

Règne encore en ces lieux, et devenons amis ;

C’est assez qu’un moment Zinton me fut soumis,

Et je veux aujourd’hui pour comble de ma gloire,

Que ma clémence éclate autant que ma victoire.

ZINTON.

En pouvant me donner ces généreuses lois,

Tamerlan, c’est me vaincre une seconde fois.

TAMERLAN.

Mais il nous faut aussi vaincre cette colère

Qui contre nos enfants a paru si sévère.

Chacun d’eux nous trahit pour plaire à son amour,

Mais chacun d’eux aussi nous assiste en ce jour ;

Leur noble repentir doit effacer leur crime,

Et la nature enfin en leur faveur s’exprime.

Armetzar, sois mon fils, je te pardonne tout,

Tu veux une chinoise, et mon cœur s’y résout.

Oui, Ladice me plaît, puisqu’elle a su te plaire ;

Mais il te faut de plus l’obtenir de son père.

ZINTON.

Je ne dois pas reprendre un don que j’avais fait,

Il en a ma parole, et peut en voir l’effet.

ARMETZAR.

Quel bonheur imprévu ! Dieux, que viens-je d’entendre ?

Ha mon père ! ha grand Roi ! que pourrai-je vous rendre !

TAMERLAN.

Vanlie, enfin le Ciel exauce tes souhaits,

Et je te donne ensemble et ma fille et la paix.

VANLIE.

De vos rares bontés c’est une illustre marque ;

Que ne vous dois-je point, invincible Monarque !

TAMERLAN.

Oui, par de tels bienfaits je veux vous enchaîner,

Et Tamerlan enfin sait vaincre et pardonner.

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